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Les dangers des chaînes de valeur mondiales ont-ils été mis en exergue par la crise du coronavirus ?

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Alors qu’André Cartapanis insistait sur le haut niveau d’interdépendance actuel des économies dans Fin du monde ou sortie de crise ?  En 2019, la mise en confinement du Hubei, une province chinoise, en janvier 2020, a sonné le début de la récession du commerce mondiale ( -16,2% en volume entre décembre 2019 et avril 2020 selon le CPB) et semble donc confirmer cette thèse ; cependant comment une région de 60 millions d’habitants peut-elle impacter plus de 7 milliards d’habitants ? La réponse se trouve dans les chaînes de valeur mondiales, symbole du libre-échange et de la troisième mondialisation (Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, 1985), ce processus de plus en plus poussé semble mettre en danger l’économie mondiale en cas de crise sanitaire, économique ou naturelle.

 

Une chaîne de valeur est un concept développé par Mickael Porter en 1985. Ce dernier entend le processus de production au sens large, c’est à dire avec la production, la finance, les ressources humaines, la recherche et le marketing. Toutes ces étapes sont organisées par l’entreprise ou une organisation afin d’obtenir un avantage concurrentiel. Cependant l’avantage concurrentiel se développe en réalisant chaque étape dans le pays dont la production est la plus efficace, ce qui crée des chaînes de valeur mondiales à l’image de la production du Boeing qui possède des fournisseurs dans 150 pays. Plus schématiquement et dans une perspective historique on peut s’aider de la division du travail ricardienne (David Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817) qui repose sur des avantages comparatifs relatifs ainsi que du modèle HOS ( Bertil Ohlin, Interregional and international trade) sur les dotations factorielles pour comprendre la mise en place de chaînes de valeur mondiales. En calculant les avantages comparatifs de chaque pays pour la production de tel bien ou tel service puis en déduisant les coûts du transport, si le résultat obtenu est supérieur au coût de la production dans le pays actuel, l’entreprise va délocaliser pour diminuer ses coûts et obtenir un avantage concurrentiel. 

 

Ce processus ne cesse de se développer depuis les années 1990 selon M.Fouquin  (L’économie mondiale 2017,CEPII) puisqu’entre 1993 et 2008 nous avons assisté à un doublement du taux d’ouverture commercial ainsi qu’un triplement du stock d’investissement à l’étranger en proportion du revenu mondial à tel point que Richard Baldwin nomme ce phénomène « la grande convergence ». Mais cela rend les économies dépendantes les unes des autres puisque d’un côté l’offre est conditionnée par l’approvisionnement des fournisseurs en intrants qui peuvent se trouver dans des pays différents avec des règles différentes face à une épidémie (confinement plus ou moins strict) mais aussi par la demande grâce à l’utilisation à l’étranger d’intrants produits sur le sol national. De plus, derrière cette double dépendance internationale s’en cache une autre celle des fournisseurs qui eux-mêmes peuvent être dépendants de d’autres fournisseurs de produits intermédiaires par exemple, nous appelons ça la dépendance secondaire. Enfin, il est extrêmement difficile de répondre à la demande des clients (si tant est qu’il y en ait une) puisque l’acheminement est extrêmement difficile tant les moyens de transports sont obstrués par les règles sanitaires, les conflits entre pays sur la fermeture des frontières ..

Alors que les séismes de 2011 au Japon avaient déjà mis la lumière sur ce problème avec des problèmes d’approvisionnements tardif notamment dans l’automobile, selon Gaulier et Ünal rien n’a freiné le développement des chaînes de valeurs depuis les années 1990-2000 même si des auteurs comme Walden Bello ( Deglobalization, Ideas for a new world economy, 2002) recommande une réduction de la taille des circuits de production depuis des années.

Finalement la spécialisation des économies sur leurs avantages comparatifs en vertu de la théorie de Ricardo ainsi que la mise en place de la DIPP (Division Internationale du Processus Productif) ont permis de faire d’énormes gains tout en augmentant considérablement les risques en cas de choc d’offre et de demande.

 

De fait une question survient, où en est la France quant à cette dépendance extérieure ?

En 2016, P.Artus et M-P.Virard ( La france sans ses usines) s’accordaient avec le rapport Gallois de 2012 pour dresser un constat sévère de la désindustrialisation qui touchait la France, son manque de compétitivité, son tissu industriel dominé par les champions nationaux. Avec de moins en moins d’usines, et de plus en plus de services la France ne pouvait que souffrir de cette pandémie et surtout du confinement. Ariell Reshef & Gianluca Santoni ( Lettre du CEPII n°409, Chaînes de valeur mondiales et dépendances de la production française) ont d’abord calculé la dépendance de la France en 1995, qui était sensiblement égale du côté de l’offre et de la demande alors que désormais la dépendance à l’offre étrangère a augmentée et est supérieure à la dépendance à la demande ( 13,6% du PIB d’importations de produits intermédiaires en 2014 contre 10% en 1995). 

Cette dépendance s’est-elle accrue grâce à l’approfondissement du grand marché européen ou sommes-nous tout simplement plus dépendant du reste du monde ? 

Nous restons le plus dépendant de l’UE à hauteur de 50% pour notre production et à 47% pour notre offre. Malheureusement le grand marché n’a relativement pas eu les effets escomptés puisqu’en 1995, 58% de notre offre dépendait de l’UE et 52% de notre demande. C’est bien vis-à-vis de la Chine que notre dépendance a littéralement explosé puisque la dépendance de la production a été multipliée par 10 entre 1995 et 2014 et la demande par 6 pour atteindre finalement 6% de dépendance à la Chine contre 1% en 1995.

Attention au biais statistique car même si ces chiffres semblent importants, la réalité est plus dure car la part de l’industrie ne cesse de baisser dans le PIB français ce qui atténue la dépendance de notre économie vis-à-vis de la Chine. Rappelons que la part du secteur manufacturier a baissé entre 1995 (20% du PIB) et 2014 (14,4% du PIB).

Alors que J.Tirole dans l’Economie du bien commun (2016) ou P.Aghion dans Changer de modèle  (2014) alertaient de l’agonie de l’industrie française et de tous les effets d’entrainements perdus, cette crise semble rappeler à l’Etat l’importance d’une industrie à tel point que le gouvernement de J.Castex propose d’investir 40 milliards entre 2021 et 2022 pour redonner des couleurs à l’industrie française.

 

Quel avenir pour les chaînes de valeur mondiales ?

L’équipementier sportif Asics a d’ores et déjà annoncé son choix de diversifier ses fournisseurs en sortant du territoire chinois et en s’intéressant au Vietman, nous pouvons donc nous demander si les FMN vont modifier leurs chaînes de valeur mondiales au vu de cette crise. 

Avant cette crise, P.Artus dans Discipliner la Finance (2019) proposait déjà que la France se concentre sur des circuits courts au sein de l’UE. Cela pourrait être un choix très stratégique puisque les normes de tous les pays s’homogénéisent et les discussions entre les états sont en toute logique assez poussées et cette idée rentre pleinement dans le projet EUROPE 2020 qui entend redonner une grandeur à l’industrie européenne. Néanmoins, au regard des pourparlers politiques qui ont eu lieu avant le confinement et des décisions assez singulières de chaque dirigeant, on peut tout de même s’interroger quant à la viabilité d’un tel projet ainsi qu’à la nécessité de reconstruire des chaînes de valeur si c’est pour être confronté aux mêmes problèmes.

À l’image des stress-tests déjà développés après la crise des subprimes de 2008 au sein de l’UE pour les banques de taille systémique, mesurer la fragilité des chaînes de valeur est une idée intéressante pour être prêt en cas de nouvelle épidémie, notamment dans les domaines « stratégiques »: la santé (pénurie des masques, les vaccins étrangers et les difficultés de les commander) par exemple.

 

Pour conclure, la crise du coronavirus a plus que jamais illustrée les dangers des chaînes de valeur mondiales à ce point imbriquées et c’est le monde entier qui en a pâti. Mais il ne faut pas sous-estimer les gains de productivité que ces spécialisations procurent, ni négliger les avantages de la diversification internationale et partir dans des idées assez démagogiques et utopiques consistant à tout relocaliser en France. Mais relocaliser certaines usines dans les domaines stratégiques notamment, se concentrer sur des circuits plus courts, mettre en place des stratégies de diversification de ses fournisseurs semblent être les meilleures solutions pour faire face aux dangers des chaînes de valeur mondiales en cas de choc.

 

Sources: https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2020/03/n53-notesIPP-mars2020.pdf

https://blocnotesdeleco.banque-france.fr/billet-de-blog/les-chaines-de-valeur-internationales-lepreuve-de-la-covid-19

http://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2020/let409.pdf

 

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Damien Copitet
Je suis étudiant à SKEMA BS après deux années de classe préparatoire au lycée Gaston Berger (Lille). Nous nous retrouvons toutes les semaines pour l'actualité en bref