L’Europe sociale est-elle un mythe ? Depuis les débuts de la construction européenne, cette question soulève des débats passionnés. Bien que l’idée d’une Europe unie soit au cœur des projets politiques depuis le Congrès de La Haye en 1948, la dimension sociale de cette union a souvent été reléguée au second plan. Entre aspirations politiques, divergences nationales et réalités économiques, l’Europe sociale a oscillé entre espoir et désillusion. Mais peut-on aujourd’hui affirmer qu’elle existe réellement, ou reste-t-elle un idéal encore inachevé ? Mister Prépa te propose ici une réflexion sur cette thématique.
Les Débuts de l’Europe sociale : Un Problème de Priorités
Le Congrès de La Haye en 1948 a marqué un tournant dans la réflexion sur l’unification européenne. Son objectif principal était de sensibiliser l’opinion publique internationale à la nécessité de promouvoir des “États-Unis d’Europe“. Cependant, dès le début, les priorités ont été claires : il s’agissait avant tout de construire une Europe politique, avec un accent sur l’intégration économique. Trois approches différentes (Britannique, Française et Allemande), illustrées par les méthodes de personnalités comme Schuman et Monnet (avec la méthode des petits pas), ont émergé, mais c’est la vision britannique qui a prévalu. Craignant de perdre sa souveraineté et de voir son Commonwealth affaibli, le Royaume-Uni a opté pour une stratégie visant à manipuler les débats, empêchant ainsi la création d’une Europe fondée sur la subsidiarité.
Cette absence de subsidiarité a eu des répercussions directes sur la dimension sociale de l’Europe. Lors des discussions pour le traité de Rome, la France a insisté sur la nécessité d’harmoniser les conditions de production et de mettre en place une politique économique commune avant toute ouverture du marché commun. En ce qui concerne le domaine social, des propositions visant à égaliser les salaires entre hommes et femmes, à uniformiser les conditions de paiement et à fixer des normes européennes de sécurité sociale au plus haut niveau ont été avancées. Toutefois, faute de consensus, seul le principe de l’égalité des salaires a été retenu, ouvrant ainsi la porte au dumping social, une problématique qui persiste encore aujourd’hui.
L’Europe Sociale des Années 70-80 : Un Âge d’Or éphémère ?
L’Europe sociale a connu un renouveau dans les années 1970 et 1980, décennies souvent perçues comme un âge d’or pour certains auteurs. En 1974, la Commission européenne s’est vu confier trois objectifs sociaux majeurs : réaliser le plein emploi au niveau communautaire, améliorer les conditions de vie et de travail pour parvenir à une égalisation, et accroître la participation des travailleurs à la vie des entreprises et aux décisions communautaires. Ces initiatives visaient à protéger les travailleurs dans un contexte de développement économique rapide.
Avec l’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission en janvier 1985, la lutte contre le dumping social est devenue une priorité. L’Acte Unique Européen, tout en accélérant la mise en œuvre du marché unique, s’est accompagné de mesures censées en adoucir les effets sociaux. Entre 1985 et 1995, plus de 30 textes à contenu social ont été adoptés, incluant la directive de 1989 sur la santé et la sécurité des travailleurs. De plus, des initiatives comme la Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs en 1989 et la Charte des droits fondamentaux de l’UE en 2000 ont renforcé la dimension sociale de l’Europe.
Cependant, malgré ces avancées, l’engouement populaire et les manifestations syndicales n’ont pas suivi. Ce qui a émergé est plutôt une “institutionnalisation du syndicalisme au niveau européen“, où le dialogue social a permis d’associer les partenaires sociaux à la production de normes sociales européennes, conférant ainsi à la Commission une légitimité qui lui faisait défaut.
La Cour de Justice Européenne : Frein à l’Europe sociale ?
Toutefois, cette dynamique a été freinée par les décisions de la Cour de justice européenne (CJUE), perçue comme anti-sociale, notamment en France au début des années 2000. Comme le souligne Supiot dans son ouvrage “Qui garde les gardiens ?”, la CJUE impose la primauté des libertés économiques sur les droits sociaux et les libertés collectives, surtout depuis les arrêts Laval et Viking en 2007. Dans ces affaires, la Cour a affirmé la prééminence des droits économiques des entreprises sur les droits sociaux, jugeant que le droit de grève constituait une entrave à la libre prestation de services. Bien que la grève soit reconnue comme justifiable pour protéger les travailleurs, la CJUE l’a jugée disproportionnée, renforçant ainsi l’idée d’une Europe plus axée sur le libre-échange que sur la protection sociale.
Un Nouveau Tournant Social : Réalité ou Illusion ?
Depuis les années 2010, sous l’influence du Parlement européen et du commissaire à l’emploi et aux droits sociaux Nicolas Schmit, un nouveau tournant social semble se dessiner. Cependant, de nombreux gouvernements, y compris la France, continuent de faire obstacle à ces avancées. Malgré tout, certains progrès ont été réalisés. Par exemple, la directive de 2023 visant à améliorer les conditions de travail des personnes employées via des plateformes numériques représente un pas en avant pour lutter contre le dumping social. De même, la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité adoptée en décembre 2023 impose aux entreprises de respecter les droits humains et environnementaux dans toute leur chaîne d’approvisionnement, bien que le secteur financier en soit exclu.
Ces avancées montrent une volonté de renforcer la dimension sociale de l’Union européenne, mais elles se heurtent encore à des résistances et à des limites structurelles, notamment en ce qui concerne les règles du Pacte de stabilité et de croissance (PSC). La question reste donc ouverte : pour parvenir à une véritable Europe sociale, ne faudrait-il pas assouplir ces règles et envisager un vote à la majorité qualifiée pour les décisions sociales importantes ?
Conclusion : Une Europe sociale en construction
En conclusion, l’Europe sociale n’est pas qu’un simple mythe, mais un projet en constante évolution, confronté à de nombreux défis. Si des avancées notables ont été réalisées, elles restent fragiles et souvent entravées par des résistances nationales et institutionnelles. L’Europe sociale, telle qu’elle est envisagée, est encore en construction. Les récentes initiatives montrent cependant qu’elle est loin d’être un idéal irréalisable, même si le chemin à parcourir est encore long et semé d’embûches.
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