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Enfances de classe, de Bernard Lahire : illustrer les inégalités et la prime socialisation

Sommaire

             La littérature en Sciences économiques et sociales est foisonnante. Les différentes théories sont en permanence traitées et retraitées, soumises à l’épreuve de l’enquête sociologique et des tendances économiques et politiques. C’est pourquoi voici une référence passe-partout, qui touche à de très nombreux sujets (certes plus en sociologie qu’en économie, mais il faut des deux pour faire une bonne copie en SES !). Il s’agit des Enfances de classe, ouvrage collectif dirigé par Bernard Lahire (professeur de sociologie à l’ENS de Lyon), qui a l’avantage d’être très récent (2019). De fait, présenter des références récentes vous permet de montrer que vous vous intéressez à l’actualité, ce qui est toujours un plus dans une dissertation.

Cet ouvrage se fonde sur des entretiens sélectionnés et récoltés auprès de 18 enfants âgés de 5 à 6 ans et leurs proches et enseignants. C’est donc une étude sur la « prime socialisation », soit la formation dès le plus jeune âge des premières dispositions mentales et comportementales au contact de l’environnement, des adultes et des autres enfants. Sur la base de ces entretiens, 18 « portraits » ont été faits, qui sont « représentatifs » d’une certaine prime socialisation : n’importe quel enfant mis à leur place devrait suivre plus ou moins le même parcours. D’ailleurs, Lahire dit de ces enfants que, malgré leur âge, on a déjà l’impression de savoir ce qu’ils seront plus tard.

« Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde ». Cette phrase d’ouverture illustre le but de Lahire : montrer le gouffre existant entre des enfants, des êtres encore en construction, selon leur classe, leur genre, leur milieu de vie, la catégorie socio-professionnelle de leurs parents. J’ai sélectionné 3 portraits (les numéros 1, 7 et 18 dans le livre) qui, par leurs antagonismes, montrent bien ces écarts. Mais sentez-vous libres d’ouvrir l’ouvrage et d’y prendre un portrait qui vous tient plus à cœur ! Tous sont intéressants selon des problématiques différentes (famille monoparentale, parents homosexuels, classe moyenne des villes, des campagnes…).

 

Portrait n°1 : Libertad, la vie très précaire d’une petite fille rom

               Le premier est donc le cas extrême de Libertad, petite fille rom dont les parents ont immigré en France avant sa naissance. Alternant entre camps précaires et logements sociaux, le rapport aux institutions de la famille est marqué d’incompréhension et de tensions, notamment du fait de la barrière de la langue : par exemple, ils sont suivis par Médecins du monde, mais la communication est complexe ; de même, ils ne sont pas au clair sur le fonctionnement des cartes de séjour. Ces tensions entraînent des conflits, des comportements décalés par rapport à ceux attendus (énervement lors des démarches administratives…). Sa mère est en formation à Pôle Emploi, son père est sans diplôme : la famille pratique la mendicité. Ils sont dans un rapport de domination intériorisée, il n’est pas question pour eux d’être des acteurs du système.

La seule exception est l’école : bien qu’ils démontrent une certaine distance, une « indocilité » par rapport à cette institution, ils lui témoignent un attachement. Libertad, mise à la garderie dès 1 an, d’abord qualifiée « d’enfant sauvage » par ses instituteurs, s’est peu à peu « socialisée au métier d’élève ». Toutefois, si les parents affirment que leurs filles feront des études jusqu’à leurs 18 ans, ils ne les voient pas continuer sur la voie scolaire, mais cultiver leur « féminité » : ils les incitent à danser, à chanter, à se maquiller, à faire attention à leur apparence, afin de devenir chanteuse ou sportive.

Tout cela fait que Libertad a un rapport compliqué à la « forme scolaire » (notion de Guy Vincent, forme de transmission du savoir qui passe beaucoup par l’écrit et par des règles établies, comme faire silence en classe) : il n’y a pas de livres ou de cahiers chez elle, son rapport au langage est très pratique et peu réflexif (elle ne joue pas sur les mots et les sens), son rapport au temps est très spontané et ne dépend pas de l’heure. Surtout, elle a un problème de palais qui induit des soucis de prononciation, ce qui ne facilite pas sa prise de parole.

Pour clore son enquête et comparer les capacités « cognitives » de Libertad avec les autres enfants enquêtés, le ou la sociologue lui montre des images racontant une histoire ; mais Libertad n’arrive ni à remettre les images dans le bon ordre (elle n’en comprend pas le sens), ni à raconter l’histoire. Nous avons donc ici un cas de pauvreté extrême et de problème d’accès au français, qui présage pour la petite fille de difficultés d’adaptation au système scolaire.      

 

Portrait n°2 : Thibault, grandir à la ferme

               Ensuite, un portrait rural et intermédiaire, celui de Thibault, qui vit avec ses parents agriculteurs, ses sœurs et ses grands-parents dans la ferme familiale, en Haute-Loire. Ses parents sont donc indépendants, statut auquel ils accordent beaucoup d’importance, et ont des revenus stables (grâce à un label qui leur garantit des subventions). Cependant, ils ont tous deux un rapport conflictuel à l’école : peu diplômés, ils se sont sentis stigmatisés par leur origine rurale. De fait, la mère, principal interlocuteur, maintient une certaine distance vis-à-vis de cette institution.

Thibault ne pratique aucune activité extrascolaire et ne fréquente que peu d’autres enfants hors du cadre scolaire : en effet, la ferme est isolée, et contient tout ce qu’il faut selon les parents (jeux, télévision, piscine, panier de basket…). De plus, il aide sa famille dans la ferme, et s’intéresse beaucoup au métier agricole et à sa culture : même au cirque, il s’intéresse tant au spectacle qu’au matériel utilisé pour prendre soin des animaux. Il préfère les activités motrices à l’école, et inclut le travail agricole dans toutes ses activités (il dessine des tracteurs par exemple).

De fait, ses parents le préparent implicitement à leur propre métier par leurs discussions et leurs activités : Thibault connaît déjà la valeur financière de nombreux produits (comme le matériel agricole, dont les prix sont exorbitants), il a un goût pour l’épargne et la rémunération de ses petits travaux à la ferme. Les activités culturelles « légitimes » sont rares : sa mère « compte » l’emmener au musée, a pour « objectif » de lui faire visiter les sites naturels de la région, mais elle pense que cela ne presse pas, qu’il est trop jeune pour « capter » l’intérêt de tels lieux. Elle vante les mérites de la lecture sans lire elle-même ni acheter des livres, ce qui n’a donc pas pour effet de faire lire ses enfants.

Les deux parents ont du mal avec les enseignements scolaires, notamment ceux qui demandent un rapport réflexif au langage (comme l’écriture inventée, mettre ensemble des lettres et faire comme si elles formaient un écrit doté d’une signification) ; pour autant, il y a un respect pour l’école et la figure de l’enseignant, et une satisfaction à savoir que Thibault s’y tient bien. Par rapport à l’alimentation, la mère (qui cuisine) est dans une perspective hédoniste : il faut manger en quantité et se faire plaisir, mais l’équilibre des repas n’est pas prôné.

Au moment de l’histoire des images, Thibault comprend aisément, mais sa narration est hésitante. L’intérêt ici est de montrer d’une part la stigmatisation des ruraux (même de classe moyenne) par l’école, mais aussi l’intériorisation des pratiques par l’environnement et la présence « d’autruis significatifs » (selon G.H. Mead, les personnes qui participent à la construction de l’identité de l’enfant par l’identification). De fait, école et agriculture apparaissent comme deux mondes antagonistes entre lesquels il faut choisir. On ressent également une certaine « bonne volonté culturelle » (Bourdieu) de la part de la mère, qui sait qu’il est valorisé d’aller au musée par exemple, mais qui en comprend difficilement la mise en pratique, notamment pour un jeune enfant.

 

Portrait n°3 : Valentine, grandir aujourd’hui dans la bourgeoisie parisienne

               Enfin, autre cas extrême, celui de Valentine. Elle vit dans le 7ème arrondissement de Paris avec ses deux parents , anciens cadres au chômage (volontaire et négocié), et son frère. Valentine côtoie le Racing Club (un des clubs de sport les plus huppés de Paris, qui demande un parrainage et 7000 euros de droits d’entrée hors inscription annuelle ; la spécificité n’est donc pas le sport pratiqué, mais bien le milieu fermé et élitiste dans lequel il l’est), où elle fait du tennis, à quoi il faut rajouter un cours particulier de danse et un cours d’éveil musical collectif à domicile. Sa mère, elle, fait du tennis, de la natation et de la danse classique au Racing Club, afin de « dresser son corps » et de le tenir droit. Les parents de Valentine font deux sorties culturelles par semaine en moyenne, sont parrains de l’Opéra de Paris, et écoutent aussi bien du rock que de la musique classique (ils sont « omnivores », selon le modèle de Peterson, contrairement aux classes populaires qui ont des goûts très homogènes et sont donc « univores »).

Valentine construit déjà des phrases en anglais : outre les voyages internationaux organisés par ses parents (disposition de l’élite internationale, sur laquelle Anne-Catherine Wagner est la référence sociologique), sa garde est régulièrement confiée à une jeune fille au pair anglophone qui ne parle pas français. Sa famille pose un rapport très « intériorisé » à l’interdit : les enfants savent que s’ils demandent quelque chose, ils ne l’obtiennent pas, c’est aux parents de proposer. On apprend donc à Valentine l’autocontrôle, la tempérance, l’attente.

Le suivi médical est assuré, et l’alimentation est très diversifiée, contrôlée et équilibrée. Surtout, ses parents font attention à ce qu’elle ait un rapport « enchanté » à l’école, sans que cela constitue une pression : en classe (d’un milieu particulièrement ségrégué), elle est sage et sait prendre l’initiative, parfois même elle rappelle les autres élèves à l’ordre. Enfin, aux questions sur les images montrées par le sociologue, elle répond sans hésitation, avec un vocabulaire précis et riche. Vous l’avez compris, nous sommes ici dans la haute bourgeoisie, « l’élite » culturelle et économique, qui donne le « la » en termes de pratiques, reste dans l’entre soi et domine son corps, ses émotions et ses envies.   

 

 

Voilà ! Ces trois cas (assez extrêmes) peuvent servir pour illustrer tant des inégalités géographiques que culturelles, scolaires, médicales ou financières : cela permet de toujours garder à l’esprit (et surtout de pouvoir illustrer) que les inégalités sont cumulatives.

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Judith Odier
Etudiante à l'ENS Paris-Saclay en Histoire après ma prépa B/L à Saint-Just (Lyon), pour vous servir !