Le thème au programme cette année de l’épreuve de culture générale pour les classes préparatoires commerciales est “la violence”. Cette notion est intéressante dans la mesure où elle peut recouvrir des actes, des situations plurielles, et avoir un impact sur l’individu. Un des axes intéressants pour aborder la violence est sa représentation, et notamment la possibilité même de sa représentation. C’est ce que nous allons tenter d’étudier dans une série d’articles consacrés à la représentation de la violence dans les arts et les lettres.
Aujourd’hui, nous nous intéresserons à la peinture de la violence avec l’artiste Ceija Stojka et notamment le regard qu’elle a porté sur les camps de concentration. En 2016, elle déclare à Karin Berger “Ce qu’ils ont vraiment fait avec nous, je ne peux pas te le raconter”. Mais alors comment le figurer ?
Qui est Ceija Stojka ?
Ceija Stojka est une femme née le 23 mai 1933 en Autriche et décédée le 28 janvier 2013 à Vienne. Du fait de ses origines roms, elle a été déportée en 1943 à l’âge de 10 ans avec sa mère, ses frères et ses soeurs au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau avant d’être libérée en 1945.
Afin d’exprimer le traumatisme qu’à été la vie dans les camps, elle a développé un travail littéraire, avec par exemple la publication en 1988 du livre Wir leben im Verborgenen, afin d’attirer l’attention du public sur le génocide rom qui a eu lieu dans les camps de concentration durant la Seconde Guerre Mondiale. Elle est d’ailleurs la première femme rom rescapée à avoir témoigné de son expérience dans les camps de concentration.
De plus, et c’est ce qui nous intéresse ici, elle a développé un travail pictural foisonnant visant à rendre compte à la fois de l’horreur des camps de concentration mais également de la vie idyllique de la communauté rom avant ce traumatisme.
Il est important de considérer son travail au regard d’un côté de la difficulté même de parler des camps pendant une longue période pour toutes les communautés qui ont été déportées, mais aussi du fait des interdits symboliques existants au sein des communautés elles-mêmes. Le travail de Ceika Stojka a ainsi pris une importance capitale, notamment en Autriche, comme un art révélant la violence commise dans les camps de concentration, qui a pendant longtemps été oubliée voire déniée.
Peindre les camps de concentration : peindre la violence
Il est tout d’abord intéressant de noter qu’elle n’a commencé à peindre que quarante ans après l’expérience des camps de concentration, à l’âge de 55 ans, de manière autodidacte, afin de laisser un témoignage de son traumatisme et procéder à un travail de mémoire. Elle peindra et dessinera sans cesse jusqu’à sa mort, à la fois en couleur et en noir et blanc, et réalisera ainsi plus d’un milliers d’oeuvres.
Ceija Stojka, Les alliés, libération de Bergen-Belsen 1945
Ce qui frappe lorsqu’on regarde ses œuvres, c’est la grande expressivité à laquelle elle s’attache, à la fois dans la représentation des détails, des scènes, mais aussi dans le style lui-même, peignant souvent à l’aide même de ses doigts, comme dans un souci d’une expression primitive du souvenir, tout autant corporelle que directe, ses toiles atteignant parfois même l’abstraction. Ainsi, le style même ici concourt à représenter la violence, le pinceau se fait lui même violence : la toile exprime toute la terreur qu’elle a subie, elle ne vise pas à raconter la violence, son histoire, les actes de violence dans leur chronologie, mais bien plutôt à faire revivre l’expérience de la violence, faire renaître le traumatisme dans sa plus grande pureté possible. La violence s’est inscrite dans son corps et c’est ainsi, avec son corps même, qu’elle en rend compte, qu’elle transfigure la violence “encapsulée” en elle.
Ceija Stojka, Z.B.(Zyklon B) Chambre à gaz le 02.08.1944
à Auschwitz. La liquidation totale. 02.02.2006
Le point de vue également n’est pas celui de la femme de 55 ans qu’elle est désormais, mais bien celui de la petit fille de dix ans : on observe cela dans les cadrages, qui coupent les soldats nazis car plus grands qu’elle, comme dans Ceija Stojka, Les alliés, libération de Bergen-Belsen, 1945. Mais on trouve également des plans qui renvoient à celui d’un homme libre, dans le ciel, ou derrière les barbelés. De plus, les roms sont en courbe, quand les nazis sont en angle droits.
De plus, elle ne vise pas à une représentation réaliste, pointilleuse des camps de concentration : elle s’attache à quelques éléments, barbelés, cheminées, corbeaux, yeux, croix gammées ou encore rails de train, qui ont marqué son expérience des camps, donnant des compositions pauvres, voir imprécises, mais qui ne sont que le résultat d’un souvenir d’enfant. Ainsi, le caractère “naïf”, “enfantin” de sa peinture peut s’expliquer, bien loin de toutes les critiques possibles, comme le style le plus à même de représenter ce traumatisme, cette violence, vécue par un enfant : un style instantané, expressif, qui rend compte de l’affect que laisse sur le corps et la mémoire la violence, même des années après.
Il faut noter que cette violence dans la manière d’exprimer ce qu’elle a vécu dans les camps de concentration lui a d’ailleurs, paradoxalement, été reproché. Mais chaque image porte en fait en elle-même toute la souffrance et la violence vécue, que seule ce style si particulier peut tenter de rendre compte, ce qu’elle aura tenté de faire jusqu’à sa mort.
Peindre les camps de concentration : la question de la mémoire
L’entreprise de Ceija Stojka vise bien, et elle a été la première dans sa communauté à le faire, à laisser une “trace” de l’expérience des camps de concentration, de la violence qu’a subi la communauté rom. Mais cette violence, ce n’est pas une violence personnelle, c’est une violence trans-personnelle, celle d’une communauté qui a subi l’horreur pour ce qu’elle était. Cette nécessité d’exprimer la violence des camps est bien sûr avant tout une entreprise personnelle, comme pour essayer de calmer une douleur qui lui est propre ; mais elle a également pris une dimension plus collective dans le cas de Ceija Stojka, qui s’est dit habitée par une nécessité qui la dépasse : “Si je devais ensevelir les souvenirs au fond de moi, je finirais probablement écrasée”. A travers ses toiles, il y a aussi la volonté de rendre compte d’une mémoire collective des camps de concentration, de dépasser l’anecodtique, la violence subie personnellement, pour rendre compte d’une expérience commune, afin d’écrire non pas son histoire à elle, mais bien celle du peuple rom tout entier : ainsi, c’est la violence collective qu’exprimer ses tableaux, qui parviennent à dépasser le simple regard d’une fillette pour atteindre celui d’une communauté, communauté elle même représentée dans sa totalité dans ses oeuvres : elle se représente bien sûr elle, mais également sa famille, et notamment sa mère, ainsi que d’autres roms et notamment les morts, avec qui elle forme des blocs, unis contre l’ennemi : ses oeuvres visent à figurer cette communauté, qui, malgré la violence des camps de concentration, a survécu, notamment à travers le travail de mémoire.
Ceija Stojka, 1945 Bergen-Belsen
Pour aller plus loin :
- « Et nous, nous sommes les porteurs. » Ceija Stojka et la mémoire du génocide tsigane, Sabine Forero Mendoza, Ethnologie française, T. 48, No. 4, TERRAINS TSIGANES (Octobre 2018), pp. 699-706 publié par Presses Universitaires de France
- catalogue de l’exposition “Ceija Stojka (1933-2013), une artiste rom dans le siècle” à la maison rouge, 2028
Lire plus : Interview avec Anne-France Grenon (correctrice et auteure) sur le thème de la violence
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