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ENS 2024 : Colette et la dimension vécue de la scène dans La Vagabonde

Sommaire

Quelles réactions après l’annonce du nouveau programme de l’ENS en filière A/L et B/L ! Certains élèves ont reçu ce sujet qu’est le théâtre avec une certaine appréhension ; d’autres avec joie et soulagement. Mais il demeure une certitude : le roman reste un sujet plus sympathique et plus facilement abordable que le théâtre. Et quel bon compromis avec La Vagabonde de Colette. Voilà un roman qui nous parle de théâtre et qui nous permettra de commenter Marivaux et Corneille à l’aide de bonnes citations. Voyons donc, ici, ce que l’on apprend sur le théâtre dès le premier chapitre de La Vagabonde.

 

Une mise en situation

Présentons d’abord le contenu de ce chapitre qui nous plonge dans l’univers d’un « café-concert aimé du quartier » (p.62), au sein d’un Paris qui vient d’entrer depuis peu dans le XXe siècle. L’actrice de pantomime Renée Nérée nous raconte l’attente dans sa loge, voyant défiler ses autres camarades qui déroulent leur prestation. Lorsque vient son moment, elle se laisse porter par cet instant où elle « ne [s’appartient] plus » (p.62). Après cela, le succès est au rendez-vous et le « noir public du samedi » (p.63) récompense l’actrice par toute sorte de réactions.

 

L’acteur : son corps et son esprit

 Le théâtre est bien plus qu’un texte, ce qui lui vaut le titre d’« art total » (Gesamtkunstwerk) dans certains textes théoriques à partir du XIXe siècle. Cette notion a été théorisée par Otto Philip Runge, qui était un peintre et un écrivain romantique allemand. La pièce de théâtre utilise effectivement plusieurs autres disciplines artistiques pour s’élever au rang d’œuvre à part entière, et notamment l’accessoire. Colette fait par exemple mention du costume, élément essentiel du théâtre, avec le commentaire de la narratrice sur l’allure de Brague.

« Brague, costumé en bandit roumain, basané et consciencieux » (p.61)

Cette phrase anodine souligne l’importance du costume en nous montrant une tenue atypique, sans contexte (on imagine que la tenue de Brague s’explique par un texte qui s’y accorde et qu’il s’apprête à jouer) et qui est attribué à un personnage archétypal (ici, le bandit roumain). De même, au-delà du terme « basané » qui souligne la transformation totale de l’acteur en vue d’entrer dans son rôle, l’adjectif qualificatif « consciencieux » est plus qu’intéressant. Ce mot agît comme une écoutille qui s’ouvre vers la vie d’acteur. En effet, le terme « consciencieux » désigne un état d’esprit où le sujet est en pleine capacité de ses moyens, où il sait ce qu’il fait et où il doit littéralement prendre conscience de ce qu’il va se passer. Brague doit donc jouer cet état de conscienciosité. On pourrait même se demander si l’adjectif qualificatif est attribué à Brague ou au bandit roumain qu’il est censé incarner.

Cet adjectif semble toutefois rentrer en contradiction avec la manière dont Renée aborde son métier, elle qui s’abandonne à la scène en n’étant plus maître d’elle-même. Rien à voir avec la conscienciosité, donc. Après tout, Renée nous explique bien la façon dont elle se laisse guider par le hasard lorsqu’elle est sur scène, dans la phrase ci-dessous.

« Le hasard, mon ami et mon maître, daignera bien encore une fois m’envoyer les génies de son désordonné royaume » (p.60).

 En donnant autant de place à la contingence, Renée offre à son métier une dimension imprévisible, presque risquée. L’acteur est donc non seulement déguisé en ce qu’il n’est pas, mais il est aussi plus ou moins exposé aux aléas. C’est ce qui donne toute l’essence du théâtre en tant que spectacle vivant. Mais cette prise de risque donne à la pièce toute sa consistance. Après tout, souvenons-nous de ce qu’écrivait Diderot dans l’épilogue du Fils Naturel : « Une pièce est moins faite pour être lue que pour être représentée ». La représentation théâtrale construit toute la dimension vécue de l’œuvre théâtrale. Cette même dimension vécue est d’ailleurs le terreau le plus fertile qui soit pour abreuver le spectateur d’une multitude de signes.

 

La scène et les signes

Par sa qualité d’art total, le théâtre diffuse un flux important de signes qui ne se limitent pas au texte. Différentes sources permettent de faire apparaitre ces signes lors d’une représentation. Nous avons déjà vu le costume, mais il n’y a pas que l’habit qui compte !

« Tout est langage au théâtre… tout n’est que langage », Ionesco, Notes et Contre-Notes

Colette (ou plutôt Renée) met en lumière différents éléments qui font partie de la pièce, de manière volontaire ou purement fortuite. Elle parle notamment de la « bonne chaleur sèche, poussiéreuse » qui « [l’enveloppe] comme un manteau confortable et sale » (p.62). Elle nous décrit aussi cette « salle noire, que les projecteurs ne suffisent pas à éclairer » (p.62). Enfin, elle évoque l’accessoire du « rouge géranium artificiel » (p.62), de la « rondelle lumineuse du rideau » (p.62) et de la « fumée rousse » qui « plane sur tout cela » (p.62)

 

Si Barthes avait lu La Vagabonde (et peut être qu’il l’a lu), il aurait sûrement souligné les citations ci-dessus en y annotant « régime de signes ». Oui, c’est son genre. En effet, tous ces éléments extérieurs au texte, et pourtant bien présents dans la pièce, font partie de ce que Barthes appelle dans ses Essais Critiques la « combinaison de plusieurs canaux d’information » de cette « machine cybernétique » qu’est la pièce de théâtre (Barthes, Essais critiques, 1964)

Tous ces éléments, riches en signes, s’opposent à ce que Barthes appelle la « monodie littéraire » du roman, qui ne promet qu’un texte pour transmettre les signes. Son expression de monodie désigne un chant sans accompagnement, s’opposant à la « polyphonie théâtrale ». Toute la qualité d’une pièce repose donc dans son langage aux multiples voix qui déversent une « polyphonie informationnelle » unique en leur genre. Et Colette nous l’a illustré.

 

 

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Côme Le Guen