Depuis la chute du communisme, l’industrie automobile a été l’une des clés du développement rapide de l’Europe de l’Est ainsi que de son intégration régionale. Elle a ainsi contribué à remodeler la structure de l’économie européenne et les chaines de valeurs des constructeurs occidentaux. Toutefois, cette transformation a aussi rencontré de nombreux défis, qui devraient s’accentuer dans les décennies à venir, notamment au regard de la transition écologique.
Les atouts de l’Europe de l’Est
Dès la période communiste, l’Europe de l’Est a connu un certain développement d’une industrie automobile. Les gouvernements communistes ont cherché à industrialiser rapidement leur économie, et l’industrie automobile a été l’un des secteurs clés dans cette quête. Les voitures produites étaient souvent de conception soviétique. Généralement peu fiables et de qualité médiocre, elles n’ont jamais concurrencé les marques occidentales en dehors du CAEM. De plus, cette industrie souffrait des travers habituels de l’économie communiste : manque d’efficacité, organisation défaillante, corruption, planification parfois obsolète.
Avec la chute du communisme au début des années 1990, les pays de la région se sont tournés vers l’Occident pour mener leur transition économique et politique. L’industrie automobile a été l’un des visages de la transition réussie vers l’économie de marché. En effet, l’Europe de l’Est disposait de nombreux atouts pour l’industrie automobile, notamment une main-d’œuvre qualifiée et bon marché, des sites de production abordables et une situation géographique favorable pour la logistique. Dans ce contexte, l’ouverture politique et économique de la région et son intégration progressive à la construction européenne ont constitué une aubaine pour les constructeurs occidentaux.
Les gouvernements locaux ont d’ailleurs saisi l’opportunité et ont déployé des politiques publiques souvent efficaces. Ils ont cherché à attirer les investisseurs étrangers et à profiter des retombées de l’industrie automobile en termes d’emploi et de croissance. Ainsi, de nombreux pays ont mis en place des incitations fiscales et des subventions pour aider les investisseurs à s’installer dans la région. Pologne, Hongrie ou République Tchèque ont adopté une loi sur l’investissement étranger dès le début des années 1990.
Le début des années 2000 a vu l’adoption de stratégies nationales de développement de l’industrie automobile avant l’entrée dans l’UE dans la plupart des pays d’Europe de l’Est. Ces stratégies (2001 en Hongrie, 2003 en Pologne, 2009 en Roumanie) avaient pour objectif de favoriser la croissance du secteur voire à en faire une véritable locomotive économique. Parmi l’éventail de mesures déployées : la création de zones économiques spéciales, des programmes de formation professionnelle, le soutien à la R&D ou l’amélioration des infrastructures. Par exemple, en République tchèque, les entreprises peuvent bénéficier d’une exemption de l’impôt sur les bénéfices pour les premières années suivant leur implantation.
La réussite de l’implantation de l’industrie automobile
Le pari sur l’industrie automobile s’est révélé généralement payant puisque plusieurs pays d’Europe de l’Est ont vu l’arrivée massive de constructeurs automobiles occidentaux. L’Europe centrale et orientale représente ainsi aujourd’hui près de 30% de la production automobile européenne soit le double d’il y a quinze ans. Près de 90% de la production est exportée ce qui améliore considérablement la balance commerciale des pays concernés.
La réussite la plus spectaculaire est probablement celle de la République tchèque. Le pays est devenu l’un des principaux centres de production automobile européens, avec l’implantation de constructeurs tels que Peugeot-Citroën, Toyota et Hyundai. En 2019, la production de voitures s’y élevait à près de 1,4 million de voitures, ce qui en fait le cinquième plus grand producteur en Europe, et le deuxième par habitant. Le pays est aussi le premier producteur de bus par habitant au monde. On mesure ainsi l’importance de l’automobile dans la croissance importante de la République tchèque depuis 1990 : le secteur y représentait en 2019 près de 27% de la production industrielle, 26% des exportations (32 milliards d’euros), 10% du PIB, 170 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects. La production est évidemment portée par la marque emblématique tchèque Škoda, à hauteur de 61%.
C’est néanmoins en Slovaquie que l’automobile occupe la place la plus capitale en rapport à l’économie du pays. L’histoire de Škoda du temps de la Tchécoslovaquie et l’implantation de Volkswagen ont eu un effet de levier. Stellantis, Kia et Jaguar sont aujourd’hui les autres acteurs majeurs. Avec 1M de voitures produites en 2021 pour 5M d’habitants, le pays est ainsi le plus gros producteur mondial de voitures par habitant. Le secteur compte pour 50% de la production industrielle, 42% des exportations et près de 10% des emplois.
L’automobile joue également un rôle important en Roumanie, emmené par le constructeur franco-roumain Dacia, filiale de Renaut créée en 1966, et par Ford, qui a ouvert la première usine automobile en Europe de l’Est à Floreasca en 1935. Depuis les années 2000, l’industrie s’est fortement modernisée et développée. Le secteur réalise aujourd’hui 14% du PIB, avec plus de 500 000 véhicules produits (8ème en Europe) et 230 000 emplois. La longue tradition automobile en Roumanie, la présence de l’ensemble de la chaîne de valeur, les aides publiques, la main d’œuvre et la progression de la demande intérieure sont autant d’atouts favorables au pays. Pour faire face à la concurrence des pays du Maghreb et aux hausses de salaires, les constructeurs ont renforcé la R&D.
Les autres pays ayant fortement bénéficié du boom de la production automobile sont la Pologne, la Hongrie, la Croatie et la Slovénie. Les investissements étrangers bénéficient largement aux entreprises locales. En Pologne par exemple, 80% des pièces installées dans un véhicule neuf en moyenne sont fournies par un fabricant polonais.
Les défis rencontrés
Cependant, la croissance de l’industrie automobile dans les pays d’Europe de l’Est n’a pas été sans défis.
D’abord, les pays d’Europe de l’Est doivent faire face à une concurrence croissante des pays émergents ou en développement. Alors que la main d’œuvre peu chère a été l’une des clés du développement automobile dans la région, la hausse des salaires rend d’autres zones encore plus compétitives, comme l’Asie ou le Maghreb. Evidemment, les PECO disposent d’autres atouts : la sécurité, la proximité géographique avec l’Europe, l’intégration dans l’UE notamment. Mais des efforts sont nécessaires pour éviter une vague de délocalisations, comme le renforcement de la numérisation et de la R&D.
Ensuite, les constructeurs asiatiques posent un défi particulier pour les entreprises européennes. Les constructeurs chinois ont commencé à s’implanter dans la région, avec l’objectif de produire des voitures pour les marchés européens à des coûts compétitifs. Cette concurrence a mis la pression sur les constructeurs automobiles européens, qui ont dû maintenir leur compétitivité en réduisant les coûts et en augmentant l’efficacité de leur production.
Un autre défi est celui de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certains pays de la région. Bien que la main-d’œuvre soit généralement qualifiée et bon marché, il peut y avoir une pénurie de travailleurs dans certains domaines spécifiques, tels que la conception et la technologie de pointe. Le déclin démographique, avec une hausse de la mortalité et de l’immigration ainsi que le vieillissement de la population, est à cet égard très problématique. Pour y faire face, les gouvernements et les constructeurs automobiles ont mis en place des programmes de formation et de développement des compétences pour améliorer la formation de la main-d’œuvre locale.
Malgré ces défis, l’industrie automobile dans les pays d’Europe de l’Est continue de croître. En 2019, la production de voitures dans la région a atteint 5,9 millions de voitures, soit une augmentation de plus de 50% par rapport à 2010. Cette croissance a été stimulée par l’augmentation de la demande pour les voitures produites dans la région, ainsi que par l’augmentation des exportations de voitures vers d’autres pays européens.
Les conséquences des crises sanitaire et géopolitique
Au-delà des défis de longue date précédemment évoqués, les PECO vont devoir répondre dans les prochaines années à des évolutions de taille : la remise en cause de la mondialisation d’une part, et la transition écologique d’autre part.
La pandémie de COVID-19 puis la guerre en Ukraine ont eu un impact important sur l’industrie automobile dans les pays d’Europe de l’Est. Les usines ont dû fermer temporairement en raison des restrictions sanitaires, ce qui a entraîné une baisse de la production et des exportations. Toutefois, la plupart des usines ont repris leur production au second semestre 2020 et la production et les exportations ont augmenté à nouveau. L’industrie a alors dû faire face à d’autres problèmes : la pénurie de semi-conducteurs, qui a ralenti la production, ainsi que la flambée des coûts énergétiques qui réduit la compétitivité des pays est-européens à l’échelle mondiale. Ce dernier point est d’autant plus préoccupant que les pays d’Europe centrale et orientale étaient les plus dépendants au gaz russe, même si des efforts sont en cours pour annuler cette dépendance.
Ces deux chocs ont également conduit à une remise en question de la mondialisation et du modèle de chaîne de valeur mondiale. Les constructeurs automobiles ont été confrontés à des problèmes d’approvisionnement en raison de la perturbation des chaînes de valeur. Cela a conduit certains constructeurs à envisager de raccourcir leurs chaînes d’approvisionnement et à relocaliser certaines activités de production en Europe. Les pays d’Europe de l’Est pourraient ainsi bénéficier de cette tendance en attirant plus d’investissements étrangers dans l’industrie automobile. Toutefois, il faut observer ces évolutions avec prudence car la hausse du protectionnisme, illustrée notamment par le plan américain IRA, n’est pas forcément une bonne nouvelle pour des pays qui ont bénéficié du libre-échange. Malgré tout, cette tendance à la régionalisation a plus de chances d’avoir des retombées positives pour les PECO.
Quel avenir ? Le défi de la transition écologique
Le défi le plus imposant reste celui de la transition écologique. En effet, les constructeurs automobiles doivent s’adapter aux nouvelles exigences réglementaires en matière d’émissions de CO2 et au tournant en faveur des véhicules électriques. Or, la production de voitures électriques nécessite une main-d’œuvre beaucoup moins importante que celle des voitures à moteur à combustion. La menace est donc celle d’une perte massive d’emplois pour les pays d’Europe centrale et orientale et une forte hausse du chômage. Au-delà des emplois directs dans les usines, les sous-traitants locaux sont aussi concernés.
C’est pourquoi la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie (ainsi que l’Italie) s’opposent à l’interdiction du moteur thermique en Europe en 2035. Le ralliement récent de l’Allemagne donne à ces pays une minorité de blocage, entrainant un bras de fer avec la Commission dont on attend de voir les résultats. Ces pays réclament notamment que les carburants de synthèse, qui permettraient de continuer à utiliser des moteurs thermiques, soient exclus de l’interdiction.
Toutefois, la menace sur l’emploi n’est pas certaine. La production de voitures électriques nécessite des compétences techniques spécifiques, notamment dans les domaines des batteries, de l’électronique et de l’informatique. Les pays d’Europe de l’Est peuvent donc développer des compétences et des technologies dans ces domaines, ce qui peut conduire à de nouveaux emplois qualifiés dans le secteur automobile. De plus, la transition vers les voitures électriques peut conduire à la création de nouveaux emplois dans d’autres secteurs, tels que la production d’équipements de recharge ou la mise en place de services de maintenance pour les voitures électriques. Il faut également prendre en compte la nouvelle donne au niveau des consommateurs européens, puisque la voiture électrique ne cesse de gagner des parts de marché aux dépens des voitures thermiques.
D’ailleurs, ces pays bénéficient déjà de projets industriels d’envergure liés à la transition écologique. En 2021, l’entreprise sud-coréenne SK Innoation annonçait investir 2 milliards d’euros pour construire une usine de fabrication de batteries électriques en Hongrie, la plus grande d’Europe. La Pologne compte déjà plus de 60 usines de ce type, occupant la 3ème place européenne. Et ces investissements devraient se multiplier grâce au soutien européen et à l’accélération de la transition. Par ailleurs, Skoda prévoit d’investir 2 milliards d’euros dans la production de voitures électriques dans son usine de Mlada Boleslav en République Tchèque.
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En conclusion, l’industrie automobile dans les pays d’Europe de l’Est a connu une croissance significative depuis la chute du communisme et représente un secteur clé de l’économie de la région. Les investissements massifs des constructeurs automobiles étrangers dans la région, combinés aux incitations fiscales et aux subventions offertes par les gouvernements locaux, ont stimulé la croissance du secteur. Aujourd’hui, de nombreux défis se posent et doivent trouver une réponse adéquate pour que l’industrie automobile continue à jouer son rôle de moteur dans l’économie des PECO.