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Tout savoir sur l’économie de la Guerre (Par David Colle)

Sommaire
Economie de guerre

L’économie de guerre est de retour. En moyenne, depuis les années 90, à la suite de l’éclatement de l’URSS  et la fin de la guerre froide, les dépenses militaires représentaient 2,5% du PIB mondial, contre 6% pendant la guerre  froide. Au cours des 20 dernières années, les dépenses militaires ont été multipliées par 2, beaucoup de pays  investissant entre 3 et 5% de leur PIB (dont la Russie, les États-Unis, la Chine), d’autres davantage encore comme  l’Arabie Saoudite avec 8%. La Pologne achète pour 15 milliards d’euros de matériel militaire à la Corée du Sud, qui  de son côté, a effectué avec son ennemi de 1905, le Japon avec lequel le dialogue était rompu, des exercices militaires conjoints avec les États-Unis. La Corée du Nord comme la Chine ont, depuis 2014, incité le Japon à un réarmement que sa constitution limitait pourtant. En 2019, le traité FIN (forces nucléaires intermédiaires, concernant les missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol d’une portée de 500 à 5 500 km) est devenu caduc, du fait des désaccords USA-Russie. 

À la suite de l’invasion de l’Ukraine, ce ne sont pas moins de 2000 milliards de dollars qui ont été dépensés  l’an dernier dans le domaine militaire à l’échelle mondiale, dont 1/3 par les États-Unis, soit une augmentation de 4%  sur un an. L’Allemagne, longtemps décrite comme « géant économique, nain politique » – on aurait dû dire nain  militaire – porté son budget militaire de 1,3% du PIB à 2%, pour des dépenses atteignant 80 milliards d’euros, tandis  que le président français a annoncé que la France augmentera son budget d’1/3 pour le porter à 57 milliards par an. 

Le retour de l’économie de guerre

L’économie de guerre est donc de retour. La « vraie » pourrait-on dire, pas tout à fait celle qui conduisait  le président français à affirmer « nous sommes en guerre » à l’arrivée du Covid pour justifier le confinement et la  mise en place, « quoiqu’il en coûte », de mesures exceptionnelles. Pas tout à fait non plus celle qui pourrait être  nécessaire face à un autre enjeu de santé publique : le réchauffement climatique. 

En effet, il est entre ces guerres une première différence de taille. Une guerre contre le réchauffement ou  contre une pandémie peut – ce n’est pas une fatalité – inciter à adopter un comportement de passager clandestin i.e.  d’attente que d’autres investissent davantage pour avoir à investir moins et s’économiser des coûts :  l’investissement des uns peut réduire celui des autres. Tandis qu’une économie de guerre au sens militaire du terme  oblige à répondre à l’investissement d’une Nation hostile par de l’investissement, sauf à accepter d’être défait :  l’investissement des uns augmente l’investissement des autres : c’est la course aux armements, dont on ne sort qu’à  condition d’entente, de coopération, d’accords internationaux pour y mettre fin et réduire les dépenses. 

Guerre et PIB

Il est ensuite, en économie de guerre, une évidence bonne à rappeler : un même pourcentage du PIB consacré à l’armement donne un réel avantage militaire à un pays dont le PIB, ou richesse nationale, est plus élevé. Si le PIB/tête importe pour juger du bien-être et ce qu’on appelle communément richesse nationale, le PIB global  importe pour juger de la puissance. Le panzer allemand avait beau être un meilleur char que le Sherman américain  durant la deuxième guerre mondiale, le nombre fait aussi la force. L’URSS n’a pas pu suivre la course aux armements  – dont le projet SDI de bouclier nucléaire – que lui a imposé l’administration Reagan au début des années 80. De  la même manière, la population totale, qui n’a finalement guère d’importance en économie pour juger du bien-être  de ceux qui la composent, en a une en temps de guerre pour contribuer (non déterminer tant le « terrain », la  motivation des troupes et la technologie dont ils disposent compte également) à la force d’une armée. Singapour, le  Luxembourg et la Norvège sont riches, mais militairement « faibles ». 

Économie de guerre : définitions

Économie vient du grec – oikos nomos – et signifie administration (ou gestion) qu’on espère « bonne » ou  efficace de la « maison » ou domaine, qu’on peut étendre à la Nation. Cela fait référence à a manière dont les  ressources sont allouées en vue d’atteindre un objectif. Mais si cet objectif peut être le bien-être de citoyens en temps  de paix, il devient la puissance de la Nation en temps de guerre. 

La guerre (1) est traditionnellement définie comme un affrontement impliquant des Nations et mobilisant des  armées donc des hommes et des armes – d’un point de vue économique du travail et des machines en quelque sorte.  La lutte impliquait des territoires et des espaces maritimes, et fatalement, destruction, d’hommes et de capital y  compris avec le début d’une guerre que ni les coréens, ni les vietnamiens, ni les afghans… n’ont trouvé « froide ». Depuis, le développement des réseaux numériques a conduit à étendre le terme de guerre au cyber-espace, justifiant  de dépenses considérables – environ 200 milliards de dollars en 2022 mais en augmentation de plus de 10% par an  – de cyber-sécurité.

L’économie de guerre peut être définie comme l’ensemble de mesures exceptionnelles décidées par l’État  conduisant à la réallocation de ressources – hommes, dépenses, investissement, financement – dédiées à la guerre.  Avant et pendant évidemment. 

 

(1) Une guerre est dite civile si elle est interne à un territoire national – même si Victor Hugo pouvait dire qu’« une guerre entre européens est une  guerre civile » – et porte non seulement sur des territoires (indépendances ou rattachement de régions) mais aussi un régime politique, une  domination religieuse. Ce n’est pas de ce type de guerre dont il est question ici.

Mobilisation et réallocations

La nécessité remplace la rentabilité, les impératifs politiques priment sur la seule rationalité économique et  impliquent subventions, réquisitions, nationalisations : la SNCF n’est pas créée en 1938 pour des raisons liées aux  rendements d’échelle croissants et à la fonction de coût sous-additive d’un monopole naturel… L’économie de guerre  s’appuie sur l’émergence d’un véritable complexe militaro-industriel faisant entrer en synergie l’État et les industries  pour élever la part des dépenses publiques consacrées au domaine militaire : les dépenses militaires ont ainsi atteint  près de 100% du PIB américain à la fin de la deuxième guerre mondiale pour développer le complexe militaro industriel. 

L’économie pendant la guerre est sujette à réallocation et destructions de ressources : ruptures  d’approvisionnement, contraintes sur les capacités de production, investissement, innovations, appel (des femmes  en 1914 par R. Viviani) « à remplacer sur le champ du travail ceux partis sur le champ de bataille »… la liste est  longue. La pression fiscale ne pouvant suffire à tout financer – elle ne représente que de 15% à 30% des dépenses  des belligérants – la création monétaire fiduciaire est inévitable et l’économie de guerre participe ainsi à une  « fiduciarisation » et une « scripturalisation » des monnaies. Plus inévitable encore est l’accroissement des dettes  publiques, les emprunts deviennent « nationaux » : la France en « lève » 4, l’Allemagne 7 durant la première guerre  mondiale… La guerre est nécessairement inflationniste mais le plus souvent pas autant qu’elle aurait pu l’être du fait  d’une pression sociale qui peut s’exercer sur des « vendeurs » qui passeraient vite pour des opportunistes ou des  traîtres s’ils profitaient « trop » d’une demande rationnée par l’offre. Il en va différemment de l’après-guerre. 

Guerre et croissance

La guerre élève le degré d’acceptation d’une pression fiscale plus lourde (phénomène appelé effet de  cliquet). Elle influe sur les confiances relatives accordées aux monnaies nationales : certaines deviennent faibles,  donc d’autres fortes : la garantie-or du mark est passée de 90% à 10% au cours de la première guerre mondiale et sa  dépréciation vis-à-vis du dollar, nouvelle monnaie « forte » contestant un siècle de domination de la livre sterling,  conduit à sa disparition comme à celle avec l’hyperinflation destructrice de la société allemande en 1923 : le franc  subit des attaques spéculatives en 1924… 

Pour des belligérants, les années de guerre peuvent être les pires années en termes de croissance : le PIB  français a chuté d’environ 7% durant la guerre et dans l’après-guerre franco-prussienne, atteindre –15% en 1917,  1940, 1944 et même près de –20% en 1918 et 1941. À l’opposé, les États-Unis ont pu perdre du capital – Pearl  Harbour, les prêts-bails accordés aux anglais ou aux russes durant la seconde guerre mondiale… – et voir l’« effort  de guerre » et les gains de productivité participer à une croissance avoisinant 12%. L’économie de guerre elle rebat  les cartes. 

Si la guerre détruit, certains grands groupes industriels sortent d’une guerre renforcés – Thyssen,  Volkswagen, Boss… en Allemagne, Ford aux États-Unis, Renault aussi mais « puni » et nationalisé au lendemain de  la seconde guerre mondiale, Gazprom et Starlink demain ? – en ayant participé activement à « l’effort » de guerre,  contribué aux – ou bénéficié des – avancées technologiques. 

La réorganisation du monde suite à la guerre

L’économie de guerre remet en question une division internationale des processus productifs (DIPP) et  de global value chains pourtant supposées être économiquement rationnelles – baisse des prix, participation au  développement des pays pauvres, incitation à innover pour les pays riches… – à défaut d’être toujours bien acceptées.  Les États-Unis, la Corée du Sud, le Japon et Taïwan deviennent partenaires pour s’émanciper des semi-conducteurs  chinois. Mieux vaut prévenir que guérir ; mais prévenir n’est-ce pas alors créer les conditions de la guerre ? Les  relocalisations industrielles, l’émancipation d’ennemis possibles n’induiraient-elles pas des risques (2) accrus de guerre  si les co-dépendances induites par la spécialisation des nations et le commerce international sont plus propices – ni  Montesquieu, ni Ricardo n’y ont vu une garantie – à la paix ? Difficile de sortir de ce dilemme. C’est le propre de  toute prophétie-autoréalisatrice. 

Que le commerce puisse adoucir les mœurs et élève les chances de paix n’empêche pas que « tout homme  qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Montesquieu a pointé du doigt deux problèmes parfaitement  complémentaires. 

La chance d’une paix s’élève avec la spécialisation des nations en fonction de la nature des spécialisations et plus précisément encore du caractère plus ou moins indispensable des biens et services concernés par cette  spécialisation : un pays exportant un bien dont l’élasticité de la demande au prix est faible – il est assez indispensable  à ceux qui l’importent et le degré de concurrence pour l’offrir est faible – dispose d’une forme de pouvoir  économique et politique s’il importe d’une autre nation des biens – moins nécessaires – dont l’élasticité de la  demande au prix est forte. Schématiquement, la Russie exportait du pétrole et du gaz, mais importait de l’Occident  des biens de luxe, l’accès à Kourchevelovo (Courchevel)… Poutine a dû trouver tentant de profiter de cette  asymétrie : les russes peuvent se passer d’être riches, à défaut, un pouvoir autoritaire y pourvoira mais il a dû penser  que les occidentaux ne le peuvent pas : provoquer une inflation et une hausse des taux d’intérêt inévitable pour la freiner, au moment où les dettes publiques, privées (J. Biden a proposé d’annuler 400 milliards de dollars qui ne  représente que le quart de la dette des étudiants américains qui elle-même n’est qu’une faible part de la dette privée  totale qui excède 400 % du PIB…), et où les cours des actions et de l’immobilier atteignent des niveaux élevés risque  de déclencher chez eux quelque instabilité financière (la Silicon Valley Bank et le Crédit Suisse en sont-ils des dignes  avant-coureurs). Poutine a dû s’entendre dire que l’éclatement de l’URSS a en grande partie été dû à une  déstabilisation de son économie par la course à l’armement… 

 

(2) Sauf pour ceux – certains néo-marxistes – qui considèrent qu’elle aurait pour but ou fonction de détruire du capital en excès.

L’économie de guerre : en conclusion

Une économie de guerre, avant-guerre, peut conduire mais ne conduit pas fatalement à la guerre « tout  court ». Elle peut précipiter la guerre tout comme l’éviter. Mais une économie de guerre est, fatalement, également  une « guerre économique ». Pour autant, les deux ne se confondent pas. Et si la notion de guerre économique peut  avoir un sens en temps de guerre, la question se pose de son sens en temps de paix : l’usage du concept de guerre  économique peut même avoir une portée normative et s’auto-valider si elle conduit à réduire la co-dépendance des  nations et par là les chances de paix. 

La guerre, la « vraie », repose sans conteste sur une logique de type ce que l’un gagne, l’autre le perd (un  territoire, des richesses…) tandis que la guerre économique repose sur une logique de type ce que l’un gagne, l’autre  ne l’a pas gagné : parts de marché, avance technologique, emplois créés… Dans une guerre, les pertes sont certaines,  dans la compétition, elles sont un risque. 

Une technologie plus avancée, imitée ou copiée n’est « perdue » pour personne, même si des parts de  marché et des emplois n’auront pas été gagnés. La guerre relève d’une logique de puissance, l’économie relève d’une  logique de compétition. La première est menée pour détruire, la seconde vise à la création. La guerre fait des morts  certaines, la compétition essentiellement des opportunités perdues. Il faut combattre également, mais la compétition  faussée. Le non-respect des règles. Plus que l’autre lui-même.

Cet article a été rédigé par David Colle, professeur d’ESH au sein de la prépa WeiD.

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Sharjeel Tahir
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