« L’autonomie stratégique doit être le combat de l’Europe » affirmait Emmanuel Macron dans un entretien accordé au journal Les Echos, en revenant de son voyage en Chine (5 au 8 Avril 2023). De quoi susciter l’ire des États-Unis et un profond malaise en France, où certains députés de son propre parti ont dénoncé une certaine maladresse dans ses propos. Néanmoins, derrière cette polémique, se cache un débat ancien : l’Europe doit-elle s’aligner sur la position des États-Unis ou doit-elle constituer une puissance autonome ?
Deux courants de pensée opposés, une division européenne.
Lorsque l’on interroge les Français, certains pensent qu’il est bon de s’aligner sur les positions américaines. Avec une certaine dose d’admiration, ils estiment que sans l’intervention américaine le 6 juillet 1944 la France ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. D’autres, avec plus ou moins de cynisme, pensent qu’en réalité les Etats-Unis ont seulement agi dans leur propre intérêt et c’est toujours le cas depuis. Cet antagonisme dans le débat public français n’est en réalité pas nouveau. Hubert Védrine a notamment forgé le concept « gaulo-mitterandisme » pour désigner l’attitude similaire de De Gaulle et Mitterrand dans leur politique extérieure. Les adeptes de cette pensée prônent l’indépendance stratégique de la France et son non-alignement y compris sur les Etats-Unis. Les Gaulo-Mitterandistes s’opposent donc aux Atlantistes, fervents défenseurs d’un bloc occidental. C’est notamment le cas de Nicolas Sarkozy qui considérait que « la France fait d’abord partie de la famille des nations occidentales ». Cette vision correspond à une réalité: celle de la réintégration de la France dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en 2008.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron défend une position largement en faveur d’une autonomie stratégique, notamment de peur que l’Europe « sorte de l’histoire ». Selon lui, « la bataille idéologique est gagnée ». Pourtant, les récents évènements semblent indiquer le contraire… A peine le président français est-il rentré de Chine que Mateusz Morawiecki, premier ministre Polonais, a promis que la présidence polonaise de l’Union-Européenne en 2025 fera de l’alliance entre Washington et l’Union européenne « la première de ses priorités ». En fait, il semblerait que la France soit la seule à vouloir d’une Europe de puissance. D’après Hubert Védrine, les autres pays européens ont déjà pris l’habitude de mettre leur destin entre les mains des Etats-Unis qui assureraient une pax americana. Ce tropisme pour l’oncle Sam est d’autant plus visible dans les pays à l’Est de l’Europe, ceux qui forment le groupe de Visegrad.
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L’autonomie stratégique : réalité ou chimère ?
En mars 2022, l’union s’est dotée d’une feuille de route en matière de défense avec la Boussole stratégique. Ce livre blanc pour la défense européenne fixe plusieurs objectifs précis à atteindre d’ici 2030, notamment en ce qui concerne les opérations de sécurité aérienne, les exercices communs et les capacités de projections rapides. Depuis la création de la PESC en 1992, des efforts ont déjà été faits pour mettre en œuvre une autonomie stratégique. Néanmoins, la mise en œuvre de ces ambitions nécessite une volonté politique de la part des États-membres, ce qui n’est pas forcément le cas. Par conséquent, l’OTAN reste pour l’instant l’organisation de défense la plus crédible en Europe et sa raison d’être s’est même démultipliée depuis l’invasion russe. Dominique Moisi dénonce la cécité de certains dirigeants européens, car selon lui, face à la menace russe, les Européens ont plus que jamais besoin de l’alliance Atlantique.
L’autonomie stratégique est-elle donc condamnée à rester une chimère ? Pas forcément à condition de fixer des objectifs réalisables. Par exemple Frédéric Mauro, avocat au barreau de Bruxelles, mise sur un nombre restreint d’États, que la France pourrait convaincre. Parmi ces États, Frédéric Mauro cite l’Espagne et la Grèce ainsi que les pays du Benelux sous réserve que les décisions soient prises « en commun » pour qu’ils n’aient pas à subir la loi des plus forts.
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Penser l’atlantisme et l’autonomie stratégique à l’heure de la rivalité entre Washington et Pékin
Au moment où la rivalité funeste entre Washington et Pékin rythme la géopolitique mondiale, les européens sont contrains de se positionner. Pour la plupart des pays, le choix est déjà fait. D’après une enquête de l’European Council on Foreign Relations publié en 2020, tous les pays européens à l’exception notable de la France et l’Allemagne veulent approfondir leurs relations avec les États-Unis ou au minimum, maintenir un statu quo. Parallèlement, les relations entre Bruxelles et Pékin se sont détériorées. En 2019, les institutions européennes ont décidé d’en finir avec la vision un peu naïve de la coopération avec la Chine en reconnaissant l’empire du milieu comme un « rival systémique ». En ce qui concerne le dossier Taiwanais, les européens s’alignent sur l’administration Biden. Selon Josep Borrell, haut représentant pour les Affaires étrangères de l’Union-Européenne, « toute tentative de modifier le statu quo par la force serait inacceptable”.
Encore une fois, Emmanuel Macron est l’un des seuls à défendre une troisième voix. Pour lui, « la pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise ». Il se présente donc comme « un bon stoïcien » et déclare qu’il « ne peut agir sur ce dont il n’a pas le contrôle ». En effet, l’Europe étant difficilement capable de gérer la guerre en Ukraine à ses portes, comment pourrait-elle se positionner de manière crédible en mer de Chine orientale ? Ainsi, défendre la tradition gaullienne, non-inféodée aux Etats-Unis serait un premier pas vers l’autonomie stratégique.
Atlantisme ou Autonomie stratégique ? Dépasser cette dialectique
Il semblerait que l’Europe soit face à une aporie. (1) Dans un monde de plus en plus instable et chaotique, il est théoriquement nécessaire que l’Europe développe son autonomie stratégique. D’autant plus que la crédibilité des Etats-Unis ne cesse de s’effriter au fur et à mesure des interventions. (2) Néanmoins, Bruxelles est dans l’incapacité pratique de la mettre en œuvre du fait des divisions et d’une certaine accoutumance à la protection étasunienne.
Pourtant, selon Josep Borell, autonomie stratégique et atlantisme ne vont pas l’un sans l’autre. En effet, l’alliance atlantique ne peut être véritablement efficace que si elle fonctionne comme une relation entre partenaires égaux, d’où la nécessité d’une Europe souveraine. Pour lui, « seule une Europe dotée de capacités renforcées, et donc plus autonome, peut travailler utilement avec l’administration Biden ». L’autonomie stratégique est donc la condition sine qua non à l’atlantisme, d’autant plus qu’une partie des Américains reproche aux européens leur manque d’autonomie. De la même manière, l’autonomie stratégique deviendra effective seulement si les Européens et Américains travaillent en étroite collaboration.