S’intéresser à la notion de monde, c’est notamment s’intéresser à la manière dont les Hommes l’ont compris, la manière dont ils l’ont expliqué. Ces compréhensions du monde se retrouvent notamment dans les arts picturaux, étant l’incarnation de la manière dont les Hommes se représentent le monde. Dans cet article, nous allons essayer de comprendre dans quelle mesure la peinture chinoise est un reflet de la représentation du monde des Chinois, notamment sous le prisme de la notion de vide, et dans quelle mesure la peinture a une fonction éminente dans le rapport entre ces derniers et le monde. Nous procéderons ainsi notamment à une lecture de l’essai Vide et plein, le langage pictural chinois, de François Cheng, que nous vous invitons à lire pour comprendre au mieux le propos riche et complexe de son auteur.
La compréhension du monde dans la philosophie chinoise
La compréhension du monde dans la pensée chinoise est régie par une philosophie fondamentale qui propose des conceptions précises de la cosmologie, de la destinée humaine et du rapport entre l’homme et l’univers. Cette philosophie est notamment centrée autour de la notion de vide, qui est à la fois l’état suprême de l’origine du monde et l’élément central dans le rouage du monde des choses : il est donc à la fois originaire et fonctionnel. Le vide est conçu comme une substance, il se saisit à l’intérieur de toutes choses, il est au coeur même de la substance des choses du monde et de leur mutation.
Pour comprendre cela, on peut par exemple parler de l’image de la vallée, qui est sa représentation concrète dans l’ordre du réel : celle-ci est creuse, pourtant elle fait pousser et nourrit toutes choses : elle les contient toutes et sans jamais se laisser déborder et tarir.
Cette notion de vide a aussi une grande importance dans le lien entre l’homme et le monde. En effet, selon la pensée chinois, et surtout celle des taoïstes, ce qui garantit d’abord la communion entre l’homme et l’univers, c’est que l’homme est un être non seulement de chair et de sang mais aussi de souffles et d’esprits ; il possède le vide en lui.
Ainsi, par le vide, le coeur de l’homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même et du monde, car possédant le vide et s’identifiant au vide originel, l’homme se trouve à la source des images et des formes. Il saisit le rythme de l’espace et du temps, il maîtrise la loi de la transformation. Le vide est donc en quelque sorte un but à atteindre dans la vie, pour la compréhension du monde.
La peinture, une place éminente dans le rapport au monde
A partir de cette philosophie, la peinture occupe une place très importante. En effet, selon les chinois, elle révèle le mystère de l’univers. La peinture, “ par l’Espace originel qu’elle incarne, par les souffles vitaux qu’elles suscite, semble plus apte encore, non pas tant à décrire les spectacles de la création mais à prendre part aux gestes mêmes de la création “, elle vise à la reproduction de la création du monde même, qui lui confère ainsi toute une dimension sacrée.
Elle constitue ainsi une mise en pratique de la philosophie du monde des Chinois, et donc a un grand lien avec la vie, en ce qu’elle permet d’approcher le vide : elle vise à recréer un espace où la vie est possible, du fait de la présence du vide.
La peinture, la représentation picturale du rapport de l’Homme au monde
Pour recréer le monde dans la peinture, l’artiste va ainsi développer des techniques au niveau des pinceaux comme de l’encre, pour faire transparaître le vide dans le monde.
Cette représentation du vide commence notamment par l’usage du pinceau, qui vise, par le trait qu’il trace, à capter le “ li (ligne interne) “ des choses, ainsi que les souffles qui les animent, et donc ne se réduit pas à une simple réduction des formes de la nature.
Le trait est à la fois forme et teinte, volume et rythme, impliquant la densité fondée sur l’économie de moyens et la totalité qui englobe les pulsions mêmes de l’homme. Par son unité, il résout le conflit que ressent tout peintre entre le dessin et la couleur, la représentation du volume et celle du mouvement.
De plus, les artistes ont notamment privilégié pendant une période l’encre sur la couleur, car elle peut exprimer les infinies nuances de la nature, et d’autre part, se combinant avec l’art du trait, elle offre une unicité qui résout la contradiction entre dessin et couleur, entre représentation du volume et rythme du souffle.
La peinture ne vise pas seulement à la représentation du monde extérieur : il s’agit pour l’artiste de projeter son monde intérieur, notamment au travers des éléments de la nature qui prennent une signification. C’est dans ce sens que Shih-t’ao, un peintre chinois, en parlant du trait unique, dit qu’il est le trait d’union entre l’esprit de l’homme et l’univers ; le trait, tout en révélant les pulsions irrésistibles de l’homme, reste fidèle au Réel. C’est aussi dans ce sens qu’il faut entendre le célèbre adage de Chang Tsao des T’ang « au dehors, prendre le modèle sur la création ; à l’intérieur, suivre la source de l’âme »
Conclusion
Ainsi, le papier vierge est considéré comme le Vide originel par où tout commence, le premier trait comme l’acte de séparer le ciel de la terre, les traits qui suivent et engendrent eux les multiples métamorphoses du premier trait, et enfin, l’achèvement du tableau est le degré suprême d’un développement par lequel les choses retourne au Vide originel. L’acte de peindre est ainsi dans la philosophie chinoise l’acte d’imiter, non pas les spectacles de la création, mais les gestes mêmes du créateur du monde.