Les politiques de relance synonyme de désindustrialisation ? (2/2)

La semaine dernière nous nous sommes intéressés au phénomène de la désindustrialisation qui a débuté en 1995 et qui semble aujourd’hui être à un point de rupture puisque les gouvernements mettent en place des plans de relance afin de soutenir la demande.Or à cause de notre déficit extérieur ce sont les pays étrangers qui risquent de profiter de cette relance à l’image de ce qui s’est passé en 1982 avec la relance Mauroy. Cependant face à la crise sanitaire cette relance pourrait donner le coup qui achèvera l’industrie française. Nous allons donc commencer par nous replonger dans la théorie économique pour arriver à comprendre les enjeux et les aboutissants de cette situation.

 

Concentrons nous d’abord sur la vision néoclassique (Say, Pigou, Walras) des déficits extérieurs, pour eux il n’y a pas de problème puisque les déficits extérieurs proviennent simplement d’un comportement d’épargne ou d’emprunt des agents économiques: un pays est en excédent courant car il préfère épargner aujourd’hui pour pouvoir davantage consommer demain. Pour ce courant économique il y a même des « bons déficits », ceux qui servent à financer l’investissement productif. Les néoclassiques ne réfléchissent donc pas aux structures de l’économie, la France serait juste dans une phase de consommation qui pourrait tout aussi bien devenir une phase d’épargne, cependant sans industrie on peut s’interroger sur la possibilité d’un tel phénomène.

Intéressons nous désormais aux néo-keynésiens (Krugman, Stiglitz, Solow, Samuelson, Mundell) avec un rapide rappel sur leur courant économique: à court terme la demande peut avoir besoin d’être stimulée car il existe une rigidité des prix ou des salaires mais à long terme l’économie est néoclassique. Cette inadéquation peut être résolue par des hausses ou des baisses de prix pour retrouver l’équilibre. Les néokeynésiens supposent également que les déséquilibres sont temporaires, c’est le temps que l’économie puisse un ajustement or certains déficits extérieurs ou excédents courants demeurent depuis des années (Allemagne, USA).
Le seul qui en son temps avait presque compris la relation entre politique de relance et désindustrialisation c’est Keynes avec l’idée de soutenir la demande, le fait qu’il y ait une fuite vers l’extérieur, c’est à dire qu’une partie de la relance est dépensée dans les importations ce qui accroit le déficit extérieur. Et Keynes identifiait très bien le problème du déficit commercial recommandant même une dose de protectionniste pour l’empêcher. Même en connaissant les dangers du protectionnisme, il préférait une augmentation des tarifs douaniers mondiaux plutôt que de baisser les salaires ou de sacrifier beaucoup d’emplois. Il a toujours considéré l’industrie d’un « intérêt permanent pour la nation ».

 

Le problème étant que dans ces trois modèles l’insuffisance de la demande est passagère et liée à la fixité des prix or cette insuffisance de la demande peut être durable selon Larry Summers en cas de stagnation séculaire. Finalement l’insuffisance de la demande découle d’un excès d’épargne du à un manque d’opportunités d’investissement. De la même manière le manque d’opportunités d’investissement provient d’une insuffisance de la demande. Le surplus de liquidités se retrouve finalement dans les actifs avec une spéculation à outrance et des records pour des groupes comme Tesla qui a vu le prix de ses actions quintuplés en 6 mois. Pour répondre à ce problème les gouvernements mettent en place des politiques de soutien à la demande qui font croitre les déficits extérieurs et donc désindustrialise le pays, nous sommes en plein dans le cercle vicieux dont nous parlions la semaine dernière. Finalement la solution consiste à comprimer la demande agrégée afin de dégager des excédents durables et de préserver le tissu industriel. C’est exactement ce que fait l’Allemagne depuis le début des années 2000, mais à quel prix pour les pays voisins ? Et cette politique ne fonctionnerait-elle pas uniquement car l’Allemagne est presque la seule à la pratiquer? 

 

Francois Geerolf et Thomas Grjebine dans l’Economie mondiale 2021 du CEPII vont expliquer ce changement de paradigme allemand par la politique fiscale et sociale loin de ce qu’on entend régulièrement sur les réformes Hartz et la compétitivité hors-prix. Pour ces deux auteurs, si l’Allemagne réussit actuellement à avoir un excédent courant de 7% de son PIB ( la France connait un déficit courant de 0,7%), l’excédent courant le plus élevé du monde, alors qu’en 1991 l’Allemagne avait un déficit courant de 1,8% de son PIB ce n’est pas grâce à la réforme du marché du travail en 2003 et 2005 ( les lois Hartz) car le surplus commercial a commencé à augmenter au début des années 2000. Il est également difficile d’accorder à la compétitivité hors-prix une explication majeure car il parait peu probable que la qualité des produits allemands ce soit amélioré si vite, même si la compétitivité hors-prix allemande est indiscutable.
Ce sont les réformes fiscales et sociales qui ont réellement eu un impact, celles du chancelier Schröder dans les 1990 qui consistaient en des hausses d’impôts pour les ménages et surtout les classes moyennes combiné à une forte baisse des dépenses sociales et une réforme des retraites. La TVA est passée de 15% en 1998 à 19% en 2006 par exemple mais revenons sur la réforme des retraites, la réforme appelé « Riester ». Cette dernière a rendu les retraites beaucoup moins généreuse et à également aboli le système de retraite par répartition au profit d’un sytème par capitalisation ( parallèle avec la réforme des retraites proposée par E.Philipe en 2020). Or avec un tel système les agents économique ne cessent d’épargner et donc ne consomment pas. Selon ces auteurs, en terme réel les pensions ont diminué de 20% entre 2000 et 2010. Finalement l’augmentation des impôts pour les ménages allemands entre 2001 et 2018 représente l’équivalent de 5 points du PIB, la demande interne a donc énormément baissée sachant que ce sont les foyers qui avaient la plus forte propension à consommer qui ont été touchés.

 

Le point clé pour comprendre cette politique de compression de la demande c’est qu’en économie fermée cette politique serait absurde et désindustrialiserait l’Allemagne, mais à la même période les pays voisins comme la France, l’Italie mais aussi les Etats-Unis ont mis en place des politiques de soutien de la demande et la demande des ménages de ces pays s’est tournée vers l’Allemagne ce qui lui a permis de produire davantage. La combinaison d’une augmentation de la demande extérieure et une compression de la demande intérieure a permis de soutenir les exportations et de créer un solde courant positif. Cependant cette stratégie est clairement non-coopérative et remet en cause l’objectif commun des pays de la zone euro notamment…

 

Pour conclure, la sortie de cette crise sanitaire ne pourra se faire, tout du moins au sens de la zone euro, sans une coordination des politiques de relance afin de rééquilibrer la demande car le problème sous-jacent c’est que grâce à leurs excédents courants, les pays du Nord ont pu accumuler des créances sur les pays du Sud or en régime de change fixe c’est un réel frein. Keynes nous expliquait déjà avec l’étalon-or que les pays confrontés à un déficit de leur balance commerciale ne peuvent contraindre les pays en surplus à dépenser plus et sans dévaluation il est impossible de regagner des parts du marché sur les pays en excédents. Sans trop nous avancer le plan de relance allemand va dans le bon sens puisque le 3 mai 2020, une baisse temporaire de la TVA de 19% à 16% a été actée.

Sujets en lien:

HEC (2013): Administrations publiques et compétitivité depuis le début du XIXè siècle.

HEC (2006): l’émergences des nouveaux pays industriels est-elle un frein à la croissance des pays avancés 

HEC (2004): causes et conséquences de la tertiarisation des économies avancées.

HEC (2003): La mondialisation économique est-elle irréversible ?

ESSEC (2018): La mondialisation est-elle irréversible ?

ESSEC (2014) Le protectionnisme a-t-il de l’avenir dans une économie de plus en plus internationalisée ?

ESSEC (2013): La France face aux mondialisations ?

ESSEC (2009): Progrès technique et emploi

ESSEC (2004): La croissance des pays en développement nuit-elle à la prospérité des pays industrialisés ?

ESCP (2018): Doit-on considérer que la désindustrialisation est un processus inéluctable dans un pays développé?

ESCP ( 2016): Ma mondialisation peut-elle expliquer les mauvaises performances économiques et sociales des pays ?

ESCP (2011): La mondialisation explique-t-elle principalement le rattrapage des pays émergents ?

ECRICOME (2018): L’industrialisation est-elle la clé du développement économique ?

ECRICOME (2016): Depuis les années 1980, la mondialisation est)elle responsable du chômage dans les pays avancées . 

Pour aller plus loin:

J.Tirole, L’économie du bien commun (2016)

P.Artus, La france sans ses usines (2011)

Eloi Laurent, Sortir de la croissance, Mode d’emploi (2020)

« Vers une industrie moins… industrielle ? » La lettre du CEPII, février 2014, M.Crozet

« L’étonnante atonie des exportations françaises , La Lettre du CEPII, 2019, S.Jean

P.Veltz,  Soutenir l’économie hyperindustrielle (2017)

P.Aghion Changer de modèle, 2014

L’économie mondiale 2021, CEPII, chapitre III « désindustrialisation (accélérée): le rôle des politiques macro économiques »

Damien Copitet

Je suis étudiant à SKEMA BS après deux années de classe préparatoire au lycée Gaston Berger (Lille). Nous nous retrouvons toutes les semaines pour l'actualité en bref

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