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Les rêves néo-ottomanistes de la Turquie d’Erdogan

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« Erdogan est dans la logique de la reconstitution de l’Empire Ottoman », affirmait déjà, en 2015, Patrice Franceschi dans son livre Mourir pour Kobané ; et les évènements de ces cinq dernières années n’ont fait que confirmer sa thèse. Toutefois une question demeure, le président turc a-t-il véritablement les moyens, au-delà de sa volonté, de faire de la Turquie une puissance autonome, voire de ressusciter l’Empire Ottoman un siècle après sa disparition ?

 

Un pays qui cherche à renouer avec son passé ottoman

Véritable pivot géopolitique, au carrefour de l’Europe, du Moyen-Orient, de la Russie, de l’Asie centrale et de l’Afrique du Nord, la Turquie est une nation tiraillée, qui s’est cherchée tout au long du XXème siècle, mais qui semble bien décidée à se vivre comme une puissance autonome à l’échelle mondiale.

Pour mieux comprendre les ambitions actuelles de puissance du pays, il faut se plonger dans son histoire, construite sur le syndrome de Sèvres et le dépeçage de l’Empire Ottoman. Ce traumatisme, associé à la peur du démantèlement, est au coeur de la génétique turque et explique, en grande partie, le renouveau de ses ambitions d’autonomie. Dans cette perspective, le maître actuel du pays, Recep Tayyip Erdogan, s’inspire du légendaire réformateur des années 1920, Mustafa Kemal Atatürk ; devenant ainsi l’Atatürk islamiste prêt à réaffirmer la puissance de sa nation sunnite.

 

L’émancipation des ambitions turques, symbole d’une nouvelle quête d’autonomie

La quête d’autonomie de la Turquie actuelle se caractérise d’abord par une émancipation vis-à-vis d’un Occident, dont elle a pourtant longtemps été aimantée. Pivot de l’OTAN durant la guerre froide, la Turquie s’est ensuite tournée, au début des années 2000, vers l’intégration européenne, par l’intermédiaire du parti AKP d’Erdogan, nouvellement élu. Ce processus d’européanisation a toutefois échoué, essentiellement en raison de la persistance du regard dépréciatif européen, incapable de détecter l’évolution du statut de la Turquie dans les relations internationales. Résultat, Erdogan s’est servi de ce refus comme un tremplin pour bâtir la nouvelle Turquie ; une Turquie qui se conçoit comme grande puissance.

Cette dernière avait toujours été l’alliée de, mais jamais l’initiatrice d’une démarche qui soit la sienne. Le tournant, amorcé à la fin des années 2000 et porté par l’ex-ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, insiste sur l’idée de « profondeur stratégique », synonyme de sécurisation et d’autonomie. Dès lors, l’affirmation de la puissance turque se fait plus pressante et se réfère de moins en moins aux « grands », pour se focaliser davantage sur ses intérêts propres, annonçant un retour aux constantes de l’époque ottomane. L’essor du réseau diplomatique, la croissance économique des années 2000 et 2010, la renaissance d’Istanbul autour de son hub aéroportuaire ou encore l’apparition d’un soft power, au travers de ses films et séries télévisés, en forment les piliers.

Au Moyen-Orient, la Turquie se veut indépendante et dominatrice. Erdogan aspire à maîtriser l’Orient, du fait des liens historiques que la Turquie entretient avec les autres pays de cet espace, et s’imagine leader d’un califat restauré. Son rapprochement avec le Qatar, son soutien à la Palestine et à l’Azerbaïdjan, la conversion en mosquée de Sainte-Sophie, ou encore son attitude après la décapitation de Samuel Paty, en sont autant de signes. Mais, entendons-nous bien, l’islamisme de l’AKP est avant tout un nationalisme, le pays voulant par-dessus tout s’imposer comme la troisième option dans la rivalité pour le leadership islamique entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

 

Le hard power, ultime instrument permettant d’afficher une indépendance retrouvée

Pour affirmer sa souveraineté et faire renaître la puissance ottomane, le nouveau sultan Erdogan cherche désormais à mettre l’accent sur le hard power. En cela, le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, a joué le rôle de catalyseur pour le chef de l’Etat, puisque ce dernier en est sorti vainqueur et a su l’utiliser pour partir à la conquête de ses ambitions les plus folles. Son régime avance depuis à visage découvert : la Turquie doit être une grande puissance respectée et autonome, quitte à employer une rhétorique belliqueuse, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières.

La Turquie n’aspire plus à répondre aux ordres de quiconque et veut dicter les règles du jeu, même si cela implique de franchir les lignes rouges ou de rentrer en conflit avec d’autres puissances. En conséquence, la rupture avec l’Europe est actée, situation qu’Erdogan ne manque pas d’envenimer, n’hésitant pas à critiquer, voire à insulter, une instance qui chercherait à lui faire la leçon au sujet des droits de l’homme. Sur des questions clés, comme l’avenir de Chypre ou la prospection d’hydrocarbures en Méditerranée, la Turquie n’est plus prête à faire des concessions. Pourtant puissances alliées au sein l’OTAN, elle se place en maître face à l’Union européenne, à l’image du chantage exercé par Erdogan autour de la crise migratoire.

Au-delà de ses querelles avec l’Europe, la Turquie d’Erdogan, par sa politique étrangère et militaire proactive, montre qu’il faut désormais compter sur elle au coeur du Grand Jeu. Le pays a désormais les moyens militaires d’intervenir sur son « pré-carré », la Méditerranée Orientale, quand et où il le souhaite. Ses bataillons, mais aussi et surtout ses mercenaires et ses drones, se sont multipliés et ont changé la face de tous les conflits environnants, l’Irak, la Syrie, la Libye, et le Haut-Karabakh en tête.

 

Le bluff turc, porteur d’incertitudes

Toutefois, malgré sa volonté d’autonomie, la Turquie ne l’est pas encore sur le plan stratégique. Des alliés de circonstances lui sont nécessaires pour venir à bout de ses objectifs. Le plus important est le nouveau « partenariat » avec la Russie de Poutine, davantage assimilé à un « bras de fer coopératif », permettant aux deux puissances de s’entraider ponctuellement et surtout d’éviter de rentrer dans un rapport hostile. Il ne faut pas oublier que la Russie a propulsé le pays d’Erdogan sur le devant de la scène, en l’intégrant notamment dans le processus d’Astana3, en 2017. Tout cela reste cependant fragile, car les intérêts de Moscou et d’Ankara – et a fortiori de Téhéran et d’Ankara – ne convergent pas, voire sont opposés, dans la plupart des conflits régionaux. Si les tensions finissaient par mettre un terme à ce rapprochement, la dépendance stratégique de la Turquie se révèlerait alors au grand jour.

Le Processus d’Astana est une série de rencontres débouchant sur un accord tripartite signé entre la Russie, la Turquie et l’Iran, en 2017, en faveur d’une désescalade des tensions sur certaines zones du conflit syrien.

 

Au-delà du plan stratégique, la Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions pour devenir une future puissance autonome ?

L’économie turque est aujourd’hui en pleine crise, notamment avec la chute de sa monnaie, et encore dépendante des autres pour subvenir à ses besoins. La Chine pallie ses manquements en multipliant ses investissements dans le pays, et évite à Erdogan de faire appel aux institutions occidentales. L’abandon de la cause des Ouïghours et les accords bilatéraux signés dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie en ont été les concessions nécessaires, preuve de l’incohérence turque et de son manque d’autonomie. Ajouté à cela, la Russie compense les déficits de matières premières d’un pays qui dépend des importations pour son approvisionnement énergétique.

Ainsi, la Turquie se veut et se vit puissance mondiale autonome, mais même si sa montée en puissance est impressionnante et sa rhétorique ambitieuse et agressive, elle aura du mal à franchir le dernier palier. L’incertitude est aussi intrinsèque au peuple turc, puisque le régime d’Erdogan ne suscite plus une adhésion unanime.

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Dorian Zerroudi
Co-fondateur d'elevenact (Mister Prépa, Planète Grandes Ecoles...), j'ai à coeur d'accompagner un maximum d'étudiants vers la réussite !