Dans La nature du totalitarisme, Arendt cherche à trouver les caractéristiques propres à ce régime et analyse ainsi la nature du monde totalitaire. Cet article fait suite à la première partie, il s’intéressera à l’aspect plus psychologique du monde totalitaire.
La terreur pour donner cohérence au monde
“La terreur est requise pour conférer une cohérence au monde et la conserver, ainsi que pour dominer les êtres humains jusqu’au point où leur pensée et leurs actions perdent […] cette imprévisibilité qui est spécifiquement humaine.” Le rôle des idéologies dans les régimes totalitaires est essentiel. Ces derniers transforment le contenu idéologique en réalité vivante grâce aux instruments que lui offre l’organisation totalitaire. Ainsi, l’idéologie raciste n’était plus affaire d’opinion, mais représentait la véritable réalité vivante.
Les nazis ne croyaient pas tellement à la réalité du racisme mais “ils entendaient changer le monde pour en faire une réalité de races.” C’est l’idéologie qui devient réalité et non l’inverse dans le totalitarisme. Le totalitarisme peut donc utiliser n’importe quelle vision du monde comme principe d’organisation et essayer de “transformer tout le tissu de la réalité selon ses théories.”
Les obstacles au totalitarisme
Deux obstacles s’opposent à cette transformation du monde : l’absence profonde de fiabilité de l’homme et l’étonnante incohérence du monde. En effet, “Il ne suffit pas d’opprimer l’homme, mais il faut le soumettre à une domination totale et fiable […], il sera toujours indispensable d’instaurer une domination totale.”
Il faut parvenir à faire de la réalité un tout cohérent, pas menacé par “l’imprévisibilité subjective de l’homme ni par la nature contingente du monde humain qui laisse toujours un espace où quelque chose peut arriver.” Cependant, pour les régimes totalitaires, “la domination totale ne constitue jamais une fin en elle-même. A cet égard, le dirigeant totalitaire est plus “éclairé” et plus proche des vœux et des désirs des masses qui lui apportent leur soutien”.
La domination totale
La domination totale, bien qu’elle porte atteinte à l’existence physique des personnes autant qu’à la nature humaine, “parvient à jouer le jeu apparemment familier des tyrannies […] parce que la domination, en ce cas, n’est qu’un moyen en vue d’un fin.”
Le véritable objectif des régimes totalitaires est d’abolir les convictions parce qu’elles constituent, pour le système, un soutien insuffisamment fiable. La principale cause de ceci, “c’est la foi en la toute puissance de l’homme et, en même temps, dans le caractère superflu des hommes.”
Cette croyance que tout est permis, que tout est possible, “le totalitarisme conclut de là que, tout comme la réalité, la vérité peut être fabriquée”. Au fondement de toute transformation totalitaire de l’idéologie en réalité réside la conviction que cette idéologie deviendra réalité qu’elle soit vraie ou non.
La notion de réalité dans le régime totalitaire
En raison de ce rapport totalitaire à la réalité, la notion même de vérité perd son sens. Pour cette fin, “pour assurer la cohérence d’un ordre du monde mensonger, et non pour l’amour du pouvoir”, “le totalitarisme a besoin de la domination totale et d’un régime qui s’étende à toute la planète et soit prêt à commettre des crimes qui sont sans précédent dans la longue histoire pécheresse de l’humanité.”
“Ce ne sont pas les mêmes idéologies, avec leur contenu démontrable, qui conduisent les individus à agir, mais la seule logique du raisonnement, presque indépendamment du contenu.” Le raisonnement l’emporte sur le contenu (l’absence de réflexion critique au profit d’une hyper rationalisation) : “la logique devient l’idée”.
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L’isolement, source du totalitarisme
“Tout groupe d’individus liés par un intérêt commun quelconque représente la menace la plus grave que puisse connaître la domination totale. Seuls les individus isolés peuvent être totalement dominés.” Pour le gouvernement totalitaire, il faut empêcher les gens de faire communauté, les isoler les uns des autres afin d’affirmer sa domination totale.
Ainsi, Hitler a pu s’imposer sur “une société déjà atomisée, qu’il a ensuite, de manière artificielle, atomisée davantage encore”. Staline a quant à lui dû exterminer, purger, un grand nombre de paysans et de cadres.
L’isolement, au sens philosophique, décrit “une situation où les gens vivent sans rien avoir en commun”.
La logique pour dominer les êtres isolés
La terreur devient ainsi un mode de vie qui tient pour acquise l’impuissance absolue de l’individu, et lui assure victoire ou mort”. Cependant, la terreur est insuffisante : “elle est appropriée mais elle ne constitue pas un guide pour l’action.”
“La logique pure, voilà qui exerce un attrait sur ces êtres humains isolés, parce que l’homme qui se trouve dans une situation de solitude complète, privé du moindre contact avec son prochain et, ainsi, de toute véritable possibilité d’expérience, n’a rien d’autre à quoi il puisse s’en remettre que les règles de raisonnement les plus abstraites.” Arendt observe un lien intime entre la logique et l’isolement.
“La logique […] est le vrai vice de la solitude.” On parle de solitude quand les contacts humains ont été rompus.
Solitude et désolation
“Solitude et désolation diffèrent. Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls mais avec nous-mêmes. Dans la solitude, nous sommes toujours deux en un.” De là vient que celui qui ne peut supporter sa propre compagnie (la solitude) ne peut supporter la compagnie des autres.
La solitude ne désigne pas la perte du contact avec les autres, elle n’est pas hors de toute compagnie humaine. Au contraire, “elle est la condition de certaines formes remarquables des rapports humains, comme l’amitié et l’amour”.
“Si une personne est capable d’endurer la solitude, c’est-à-dire de supporter sa propre compagnie, il est probable qu’elle supportera le compagnonnage d’autrui et qu’elle y sera disposée. Solitude et compagnie compose un individu complet.
Le danger de la désolation
La désolation, en revanche, surgit dans 2 cas : quand l’homme ne rencontre pas la grâce rédemptrice du compagnonnage qui doit le sauver de la dualité de son être solitaire, quand il se trouve déserté par les autres ou séparé d’eux.
Les grandes questions métaphysiques se posent dans la solitude, lorsque l’homme est seul avec lui-même et donc, potentiellement, en compagnie de tous. Ce type de question ne se pose pas dans le chaos de la masse: “Le désespoir de la désolation tient précisément à son mutisme qui ne permet aucun dialogue.”
La solitude n’est pas la désolation mais peut être aisément le devenir et encore plus aisément être confondue avec elle. “Le risque, dans la solitude, est de se perdre soi-même et, au lieu d’être avec tout un chacun, de se trouver littéralement déserté par tous.”
La solitude chez les philosophes
L’homme a besoin de solitude, d’être avec sa propre personne. La désolation, péril consubstantiel à la solitude, s’est révélée être la maladie professionnelle des philosophes (c’est pourquoi on ne peut se fier à eux en matière de politique). “Leur expérience de la solitude leur a permis d’avoir une extraordinaire intuition de toutes les relations qui ne peuvent s’accomplir sans cet état où l’on est seul avec soi-même, et elles les a conduit à oublier ces rapports primordiaux qui existent entre les hommes et la sphère qu’ils constituent et viennent tout simplement de la pluralité humaine.”
Les périls du totalitarisme tiennent à l’absence de racines et d’abri (symptômes de la société de masse). Ces dangers impliquent une déshumanisation : la désolation est contraire aux nécessités fondamentales de la condition humaine, car “ce n’est pas un seul homme mais une pluralité d’hommes qui habitent la terre…”