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Le protectionnisme européen peut-il réellement être une solution applicable et pragmatique ?

Sommaire

La question du protectionnisme en Europe, souvent abordée sous l’angle de la préservation des industries locales et de la souveraineté économique, est plus complexe qu’elle n’y paraît. Un auteur qui éclaire ce débat d’une manière innovante est Friedrich List. Cet économiste allemand du XIXe siècle, parfois éclipsé par des penseurs comme Adam Smith ou David Ricardo, a développé une approche singulière : le protectionnisme éducateur. Ce concept, centré sur l’idée que les industries émergentes ont besoin de protection temporaire pour se développer dans un environnement économique compétitif, pourrait s’avérer pertinent dans le contexte européen actuel. Mais le protectionnisme éducateur de List est-il applicable à l’échelle d’un bloc comme l’Union européenne, ou risque-t-il de créer des blocages politiques et économiques trop importants ?

 

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Le concept de « protectionnisme éducateur » de List

Friedrich List propose un mécanisme distinct de la théorie du libre-échange, qui repose sur l’idée que les nations doivent protéger leurs industries naissantes pour leur permettre de rattraper leur retard vis-à-vis des nations plus avancées. List critique l’universalité du libre-échange prônée par Smith, arguant qu’elle favorise les économies déjà développées aux dépens des pays émergents. En termes simples, selon List, une industrie qui débute dans un environnement concurrentiel a peu de chance de survivre face aux géants économiques, tels que l’Angleterre industrielle de son époque. Par conséquent, des barrières temporaires peuvent offrir un espace de croissance et de consolidation pour que les industries d’un pays puissent atteindre un niveau de maturité compétitif.

List suggère que le protectionnisme éducateur peut être justifié en termes de capital humain et de transfert de savoir-faire. Il considère que protéger une industrie naissante permet non seulement à un pays de renforcer sa production intérieure, mais aussi d’investir dans le développement de ses compétences technologiques. Autrement dit, les coûts initiaux d’un protectionnisme temporaire sont largement compensés par les bénéfices futurs d’une industrie qui aura acquis une compétitivité durable. Formellement, List décrit ce processus à travers une fonction de rattrapage technologique :

si Q représente le niveau de production industrielle d’un pays et t le temps, la protection temporaire permet un accroissement exponentiel de Q tel que Q(t)=Q0ert où r est le taux de croissance accéléré par la protection.

Cette modélisation (simplifiée) indique que le niveau de production tend vers celui des nations industrialisées avec un taux de croissance accéléré, sous réserve que la période de protection soit strictement temporaire.

Citation punchy

“Any nation which, by means of protective duties and restrictions on navigation, has raised her manufacturing power to such a degree of development that her products no longer fear competition with those of foreigners, cannot but adopt free trade.” (Friedrich List, The National System of Political Economy, 1841, Partie III, Chapitre 15)

L’Union Européenne et le protectionnisme dans le secteur technologique

L’Union européenne, face à la montée de concurrents internationaux dans des secteurs stratégiques comme la technologie et l’énergie, illustre bien la pertinence du concept de protectionnisme éducateur. Depuis plusieurs années, l’Europe tente de renforcer son autonomie technologique pour ne plus dépendre des géants américains et chinois, notamment dans les domaines du numérique et de la production de semi-conducteurs.

Prenons l’exemple de l’industrie des semi-conducteurs : en 2021, l’Union européenne a lancé le European Chips Act, un plan d’investissement massif de 43 milliards d’euros visant à augmenter la part de l’Europe dans la production mondiale de semi-conducteurs à 20 % d’ici 2030. Actuellement, cette part est de seulement 10 %, bien en dessous des États-Unis (près de 50 %) et de la Chine (plus de 20 %). Ce plan repose explicitement sur une logique protectionniste éducative : en soutenant financièrement les acteurs européens, l’UE espère stimuler l’innovation et rattraper son retard dans ce secteur stratégique.

Des données empiriques soulignent l’importance de cette démarche. En 2020, le marché mondial des semi-conducteurs représentait plus de 440 milliards de dollars, et selon des projections de l’Association européenne des semi-conducteurs, cette demande pourrait dépasser les 600 milliards d’ici 2030. Une dépendance excessive à l’importation pourrait, en cas de perturbations des chaînes d’approvisionnement, coûter plusieurs milliards d’euros à l’économie européenne. Ainsi, l’Europe, en tentant de réduire cette dépendance, met en œuvre les principes de List pour atteindre l’autonomie économique nécessaire dans un domaine stratégique.

Néanmoins, peut-on considérer cette solution « faisable » dans un contexte européen (blocage économique, politique, etc.)

Bien que le concept de List puisse sembler séduisant, son application à l’échelle européenne pose de nombreuses questions pratiques. Le premier obstacle réside dans la fragmentation politique et économique de l’Union. Chaque pays européen ayant des priorités et des niveaux de développement différents, l’adoption d’un protectionnisme harmonisé au niveau de l’Union semble complexe. Par exemple, des pays comme l’Allemagne, dotés d’industries manufacturières puissantes, pourraient craindre que des mesures protectionnistes européennes profitent davantage aux pays du Sud en quête d’industrialisation.

D’un point de vue économique, un protectionnisme mal calibré pourrait nuire à la compétitivité globale de l’Union. Selon une étude du Centre pour la Recherche Économique et Politique en Europe (2022), l’application de droits de douane européens sur certains produits technologiques pourrait réduire de 2 % le PIB de l’UE sur les dix prochaines années si ces mesures incitaient les partenaires commerciaux à adopter des mesures de rétorsion. Ces données montrent que le protectionnisme, même éducateur, comporte des risques économiques non négligeables.

 

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Aurele Tranchant