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Que faut-il pour faire un monde ? L’approche de Michaël Foessel

Sommaire

Que faut-il pour faire un monde ? Il s’agit du sujet de philosophie tombé à l’ENS 2020 pour les candidats de B/L. Le hasard fait bien les choses puisque cette question s’inscrit parfaitement dans le thème de culture générale de cette année. L’article qui va suivre et qui s’attachera à répondre à cette question est tiré des réflexions de Michaël Foessel dans le cadre des Lundis de la philosophie. J’invite donc les plus curieux d’entre vous à l’écouter de vive voix, si le temps ne vous manque pas. En plus de sa richesse philosophique, cette conférence a l’avantage d’être instructive sur le plan méthodologique, en particulier pour l’introduction qui est exemplaire.

 

Analyse des présupposés du sujet.

Le sujet suppose que le monde désigne quelque chose qui se fait, il n’est pas une donnée naturelle ni une équivalent du mot réalité. Il en découle deux choses. D’abord, le terme “faire monde” implique que le monde est quelque chose de fabriqué, mais faire ne désigne pas forcément la fabrication technique. Ensuite, il faut considérer que le monde semble lié à une action, un projet, une visée.

S’il faut faire le monde, cela signifie que “le monde n’est pas quelque chose de tout fait qui ne demanderait qu’à être décrit ». Le monde en grec (“cosmos”) désigne un ensemble déterminé. Par conséquent, n’importe quoi arrangé n’importe comment ne suffit pas à faire monde. Le monde est donc un concept normatif, des conditions doivent être remplies pour que les choses existent comme monde. On connaît tous la fameuse expression “Il faut de tout pour un monde”. Cela induit un principe de variation inhérent au fait qu’un monde est constitué de différences. Plus celles-ci sont nombreuses et variées, meilleur il sera selon l’adage. 

Dès lors, comment penser le principe d’accueil des différences sans pour autant passer à un chaos, un désordre complet ? Cette remarque introduit la totalité. Le tout formant le monde n’est pas distributif, il est une unité maximale d’une multiplicité donnée, unicité englobante dans laquelle les parties n’ont de sens que dans cet ensemble dans lequel elles s’inscrivent. 

Le monde est la distribution de places, chacun va dans un lieu qui lui est assimilé. Ainsi, dire LE monde comme totalité implique son unicité. Généralement, le monde désigne la totalité de ce qui existe, a existé et existera. L’unicité du monde est le plus souvent déduite de celle de Dieu, son créateur, mais ce n’est pas la même. On peut toujours imaginer des mondes possibles, divers, ce n’est pas le cas avec Dieu. Foessel met en question la pluralité des mondes, chose paradoxale car un monde est justement cette totalité, cet ensemble auquel rien n’est censé manquer. “S’il faut de tout pour un monde, un monde ne fait pas pour autant un tout”.

Enfin, le sujet n’appelle pas ici une réponse en termes d’énumération ou de totalité. La réponse ne passe pas par le contenu du monde, les choses qui le peuplent, etc. De plus, la notion de “faire” contrebalance celle de totalité. Elle suggère que le “que faut-il ?” s’entend comme un “qui faut-il ?”, un “qui” réunissant perception et jugement, sans lesquels il n’y aurait pas de monde Qui aurait-il s’il n’y avait pas de monde ? Le désordre, le chaos, l’anarchie sûrement. Pour penser cette question d’un réel sans personne pour le concevoir ou l’habiter, il faut réfléchir sur l’im-monde. 


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Le monde comme principe de variation

Foessel constate que seules deux situations appellent cette question de l’im-monde : l’excès et le manque. Il prend notamment l’exemple de la disparition du monde ouvrier pour illustrer ses propos. Il s’agit de l’effacement historique d’un ensemble de pratiques, d’habitudes, de reconnaissance sociale dont on tient qu’elles formaient un univers de solidarité ou de lutte commune. La disparition du monde ouvrier montre que quelque chose est perdu, ici des ouvriers. En y réfléchissant un peu mieux, le monde ouvrier renvoie plus à des pratiques qu’à une réalité sociale, poussant Foessel à se demander : ce monde, ne l’a-t-on pas rêvé plutôt que l’avoir véritablement vécu ?

Il est difficile voire impossible de séparer les images et les choses lorsqu’on pense le monde, des éléments abstraits et concrets intrinsèquement liés forment ce monde. Ce dernier est donc une conscience (une représentation) articulée à des pratiques qui, lorsque certains agencements sociaux semblent manquer, perd de sa qualité de monde. Par ailleurs, des réalités s’imposent auxquels on refuse d’accorder le titre de monde. Il ne faut pas confondre monde (principe normatif) et réalité (principe objectif). Un véritable monde est une identité totalisante. Certains êtres sont jugés excédentaires où superflus et ils le sont car ils sont intotalisables, inintégrables, inassimilables à ce que doit être ce monde

 

La pluralité comme caractéristique du/des monde(s)

La logique conceptuelle du monde ressemble à celle de la notion de peuple. Faut-il faire intervenir une clotûre ? Qui sont ceux qui ne comptent pas comme peuples/monde ? Ces questions suggèrent la dimension politique du concept du monde, ainsi que celle normative. Un premier élément de réponse apparaît. Un monde cesse d’être perçu comme tel lorsqu’un sujet y voit autre chose que ses catégories à lui lui permettent d’y voir. En effet, il faut bien un sujet pour qu’il y ait un monde, mais il n’est pas sûr que ses catégories lui permettent de l’anticiper. Cette définition est  vraie si l’on en reste à une définition distributive du monde. Mieux vaudrait parler ici d’autre chose que monde : maison, chez moi. Le monde implique la variation et la différence. On tend souvent à confondre le concept de monde avec le monde ambiant, le milieu, l’environnement. La question “que faut-il pour faire non pas le mais un monde ?” suggère qu’il peut y en avoir d’autres. La pluralité est une caractéristique du/des monde(s) possible(s).

 

L’appui de Fontenelle

En s’appuyant sur l’ouvrage de Fontenelle, Entretien sur la pluralité des mondes (1686), Foessel présente le bénéfice normatif du copernicianisme, les possibilités ouvertes par ce constat selon lequel la Terre, ce n’est pas le monde. “Chaque étoile pourrait bien être un monde” écrit Fontenelle. Ces variations illustrent ceci : la croyance selon laquelle il y a plus d’un monde est fondée par la science moderne. Cette croyance pose qu’il faut un observateur pour qu’il y ait un monde. Le monde est toujours entendu comme une instance de justification. Pour l’observateur, imaginer d’autres monde permet de mieux expérimenter la contingence de celui dans lequel nous habitons.

 

Le monde comme réalité d’appartenance

La question qui se pose maintenant est la suivante : peut-on en rester à cette condition de l’observateur qui produit des énoncés positifs sur ce qu’il faut pour faire un monde ? Il y a bien pourtant des expériences de perte au monde durant lesquelles on manque de mots pour décrire ce qui est vu ou perçu.

L’impossibilité de voir un monde, cette situation extrême, Karsky la décrit lorsqu’il multiplie les tentatives de descriptions, de métaphores, d’un ghetto polonais, lorsqu’il tente de décrire l’im-monde. Le fait de ne pas appartenir à ce qu’il a vu, de ne pas faire partie de ce monde à rendu la chose si difficile. “Je n’en étais pas, je n’appartenais pas à cela.” écrit-il, ce n’était pas un monde, ce n’était pas l’humanité.

Pour qu’il y ait monde, il faudrait une perception d’une expérience partageable, susceptible de faire l’objet d’un récit et d’être investi par un imaginaire. C’est pourquoi Karsky écrit que “ce n’était pas un monde”. Ce qui est intéressant dans le témoignage du résistant polonais, c’est qu’il mise sur le fait que ceux qui l’écoutent ont une idée de ce qu’il faut pour faire un monde et qu’il sauraient soustraire ce qu’il faut pour se représenter l’im-monde. Karsky se réfère à une expérience commune pour désigner son envers. Le ghetto constitue en effet une inhumanité qui exclut juste qu’à la possibilité de la reconnaissance. Par cette impossibilité à dire monde, nous avançons dans l’identification formelle de qui il faut pour faire un monde : non pas un observateur distancié mais un habitant. “Un monde est là lorsqu’un ensemble, un territoire ou un espace apparaît habitable.” déclare Foessel.

Un monde possible, c’est un monde autre au nôtre, un principe de variation externe, dans lequel des êtres différents pourraient vivre ensemble. Néanmoins, pour qu’il y ait effectivement un monde, il faut que ce je vois soit en fait habitable. En cela, la nuit peut être interprétée comme l’absence de monde. Le monde de la nuit est souvent associé à une vision péjorative, à un monde coupé du vrai. Pourtant, la nuit peut faire un monde si l’on prend la peine d’aller voir et de constater qu’elle est habitée.

 

Série de remarques sur la question “QUI ?”

On ne peut pas décider par avance des choses qu’il faut réunir pour faire un monde. En revanche, nous disposons d’un savoir sur les conditions à remplir pour que ces choses forment un monde. Qui faut-il pour faire un monde ? D’abord, il faut des observateurs engagés. Il ne faut pas seulement des coutumes, des règles (l’énumération est infinie et suppose donc impossibilité d’articulation pour faire un monde). Il faut ce principe d’articulation, lequel ne peut se trouver soit dans les choses elle-même, soit dans le regard qui porte sur elle.

Le premier cas suppose que le monde serait constitué par une loi, une série causale, et tend à confondre le monde avec une nature. Le second cas affirme la corrélation entre l’homme et le monde (c’est un position corrélationniste qui est défendue par Michaël Foessel ici). En effet, la relation homme-monde semble plus pertinente que la relation objet-objet. Le problème pour la philosophie revient à comprendre, justifier ou décrire notre accès aux choses plutôt que d’expliquer les articulations du monde depuis ‘l’intérieur des choses. 

L’homme est inscrit dans le monde comme un épisode passager (selon la science). Il apparaît donc arbitraire d’en faire un point d’origine. La condition d’appartenance de l’homme au monde est telle qu’elle abolit celle de l’observation. Cela est contestable cependant, puisque l’homme n’est pas le centre de la terre ou de l’univers. Il demeure que la possibilité de faire monde est bien plus liée à la reconnaissance de la finitude humaine qu’à l’affirmation péremptoire de son hégémonie.

Le monde n’est pas déjà fait, ni fait pour nous, à notre mesure. La question se ramène alors à : peut-il y avoir un monde sans personne pour le penser, le voir ou l’habiter ? Certains affirment bien l’existence de choses qui n’ont pas eu besoin de l’homme pour exister (les dinosaures, les étoiles, des faits antérieurs à notre apparition sur terre). Or, la question n’est pas de savoir si ces faits ont existé, mais s’ils ont existé comme monde. En réalité, on peut répondre à cette question assez aisément. Si il y eut monde avant l’homme, d’où le savons-nous ? Uniquement par recollection d’indices (fossiles, traces), d’éléments permettant de reconstituer ce qu’a été un monde pré-humain. Pour que la préhistoire fasse l’objet d’une histoire, il faut quelqu’un qui en reconstitue la trame. Il n’y a pas de monde sans histoire de ce point de vue, donc sans observateur. 

 

Le monde comme horizon, la conclusion de Foessel

On établit donc une différence entre le monde et le réel, différence se trouvant essentiellement dans sa dimension normative. C’est pourquoi Foessel insiste sur les circonstances où cette question se pose. Il montre que le mot monde est employé dans des situations phénoménologiques déterminées par le manque, l’excès ou la perte. Le monde, un monde; se montre dans une perspective ouverte depuis un lieu et travaillée par des intérêts. Le paradoxe de l’observateur engagé se résout par le fait que la question du monde est indissociable de l’intérêt portant sur son caractère habitable. 

Le monde excède l’objectivité, il n’est pas un objet. “L’objet est par rapport au monde ce que l’arbre est par rapport à la forêt. Il la cache beaucoup plus qu’il ne la montre.” conclut Foessel. Le monde ne désigne pas un objet mais un horizon : il désigne un excès par rapport aux choses et qu’ils les excèdent justement en direction du possible. L’horizon ne se dessine que depuis un lieu où les conditions d’observation et d’appartenance sont réunies. Il varie avec l’observateur qui en se mouvant déplace les lignes de l’horizon. La totalisation est toujours partielle car démentie par le mouvement lui-même

Faire monde désigne ainsi une capacité, celle de faire varier spatialement et temporellement les limites de cet horizon. Pour faire un monde, il faut pouvoir bouger, physiquement, par l’imaginaire ou grâce aux ressources de la raison.

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Gabin Bernard