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Le référendum constitutionnel en Tunisie sonne-t-il le glas des printemps arabes ?

Sommaire

Le 25 juillet dernier, les Tunisiens étaient appelés aux urnes pour se prononcer sur un projet de nouvelle constitution porté par le président Kais Saïed. Le projet a été approuvé par 94.6% des votants malgré une participation très faible (30.5%), l’opposition ayant appelé au boycott. Toutefois, de nombreux analystes mettent en garde contre une Constitution présidentialiste consacrant une dérive autoritaire du président Saïed, dans le berceau des printemps arabes de 2011. Alors, ce référendum met-il réellement fin aux espoirs démocratiques dans le monde arabe ?

 

Le contexte

En 2011, la Tunisie a été l’épicentre des printemps arabes, qui ont constitué un bouleversement géopolitique majeur dans la région. La jeunesse tunisienne se révolte pour dénoncer la corruption et les inégalités et pour réclamer la liberté. Le dictateur Ben Ali quitte le pouvoir le 14 janvier 2011, avant que d’autres soulèvements ne suivent en Egypte, en Libye et en Syrie notamment. Toutefois, seule la Tunisie réussit à mener une transition démocratique, les autres pays sombrant dans la guerre civile ou la répression autoritaire. Une nouvelle constitution est adoptée en 2014 : inédite dans le monde arabe, elle instaure un régime parlementaire, des institutions démocratiques et une consolidation des droits des femmes.

Toutefois, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Certes, une démocratie fonctionnelle, mais imparfaite, a été mise en place, avec une large liberté d’expression et des élections libres. Mais la révolution politique ne s’est pas accompagnée de progrès économique et social, premier moteur de la révolte de 2011. La corruption est toujours endémique, la police et la justice ont été peu réformées. Les résultats économiques se sont mêmes dégradés depuis 2011, avec une croissance atone (2%/an), une inflation galopante (6% par an) et un chômage élevé (entre 15% et 18%). Le pays a également subi plusieurs attentats terroristes en 2015-2016 et une insécurité croissante.

Cette situation a conduit à un ras-le-bol généralisé de la population et à une profonde déception vis-à-vis de l’expérience post-révolution. En 2019, lassés par une classe politique incompétente, les Tunisiens élisent à la présidence Kaïs Saied, un juriste indépendant conservateur et populiste, tandis que le Parlement est balkanisé. Après des mois de blocages politiques, Kais Saïed s’arroge les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, limoge le gouvernement et suspend le Parlement. Bénéficiant d’une image d’homme intègre, il entend lutter contre la corruption, « rendre l’argent volé au peuple » par les élites et réformer le régime politique. Ce coup de force, qualifié de « coup d’Etat » par ses opposants, suscite l’inquiétude de la communauté internationale mais est acclamé par une large partie de la population. Progressivement, Kaïs Saïed démantèle les institutions nées de la Constitution de 2014, avant de proposer son propre texte au vote.

 

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Le contenu du texte

La Constitution proposée par le Président tunisien a provoqué une levée de boucliers au sein de la société civile et de la scène politique. Ses détracteurs y voient la consécration d’un régime présidentiel sans contre-pouvoirs, ouvrant la porte à l’autoritarisme. En effet, le président tunisien revendique ouvertement la fin de la séparation des pouvoirs, la théorie de Montesquieu étant selon lui incomplète et dépassée. Il y a désormais des « fonctions » judiciaire, législative et exécutive, sur lesquelles le président exerce un contrôle important. Ainsi, les magistrats et les membres de la Cour Constitutionnelle sont nommés par le président. De même pour les membres de l’instance électorale et le gouvernement, qui n’est pas responsable devant un Parlement aux pouvoirs affaiblis. Quant aux instances indépendantes chargées de garantir la séparation des pouvoirs et l’Etat de droit, comme l’autorité de régulation de l’audiovisuel (HAICA) ou l’Instance des droits de l’homme, elles sont tout simplement supprimées.

Surtout, les pouvoirs du président sont considérablement renforcés. Aucune procédure de destitution ni responsabilité pénale du président ne sont prévues contrairement à la Constitution précédente. De plus, l’article 80 permet au président de prendre les pleins-pouvoirs à tout moment en invoquant un « péril imminent », sans aucun contrôle et pour une durée que lui seul détermine. Il n’est plus seulement le chef des forces militaires mais de toutes les forces armées, y compris la police, soulevant des inquiétudes alors que la dictature de Ben Ali s’était appuyée sur un Etat policier.

Toutefois, le texte réaffirme le droit à la liberté d’expression, la liberté de manifestation et l’inscription du régime politique dans un système démocratique. Le président est aussi limité à deux mandats. Ainsi, les partisans de Kais Saïed considèrent que ce texte met fin au chaos lié au système parlementaire précédent, permettant une plus grande stabilité politique et des progrès économiques et sociaux. Ils célèbrent également la mise au ban d’une classe politique jugée corrompue et incapable de réaliser les objectifs de la révolution, dont Saïed se réclame. Cela n’empêche pas le Syndicat national des journalistes tunisiens de juger que le texte représente « une régression en termes de liberté d’expression et de presse », quand l’Association tunisienne des femmes démocrates considère que le projet « met en péril le statut des droits et des libertés ».

 

Les conséquences pour la Tunisie, le monde arabe et l’Occident

Après l’adoption de ce texte, l’avenir politique de la Tunisie est toujours incertain : la nature du régime qui se mettra en place dépendra des intentions réelles de Kais Saïed. A plus long terme, la pérennité de ce projet pose aussi question : l’ensemble de la classe politique considère que le processus ayant permis à Kaïs Saïed de s’emparer de l’ensemble des pouvoirs puis d’organiser un référendum est illégitime et anticonstitutionnel. Surtout, l’adhésion populaire au projet présidentiel dépendra de sa capacité à satisfaire les espoirs qu’il a créés sur le plan social, alors que le pays est au bord du défaut de paiement.

Sur le plan sociétal, ce texte porte aussi un conservatisme religieux aux conséquences importantes pour la Tunisie et le monde arabe. En effet, depuis son indépendance, la Tunisie a été pionnière dans le monde arabe sur les questions des droits des femmes et de lutte contre l’obscurantisme religieux. Dès les années 1960, les femmes ont droit à l’avortement, à la contraception et au divorce par consentement mutuel, alors que la polygamie est interdite. Or, l’article 5 de la nouvelle Constitution stipule que « l’Etat doit veiller à la réalisation des préceptes de l’islam », menaçant potentiellement la légalité des textes progressistes. La mention du caractère civil de l’Etat est d’ailleurs supprimée. Ainsi, ce texte consacre une montée en puissance du conservatisme religieux et réduit les perspectives d’une sécularisation du monde arabe, alors que les femmes et les libéraux ont joué un rôle actif dans les soulèvements de 2011 dans l’ensemble de la région.

Si les Tunisiens ont donc cédé aux sirènes de l’homme providentiel et mis fin au seul exemple de démocratie parlementaire dans la région, les printemps arabes ne peuvent être définitivement condamnés. D’une part, en Tunisie, on n’observe toujours pas de violations massives des droits humains, les libertés politiques ne sont donc pas définitivement enterrées. D’autre part, l’échec économique et social de la révolution tunisienne n’a pas empêché de nouveaux soulèvements d’avoir lieu au Liban, en Algérie (le Hirak), en Irak et au Soudan en 2019. Les mêmes revendications semblent persister au sein des sociétés arabes et le contexte de crise économique ne peut que favoriser de nouveaux mouvements.

Toutefois, cet épisode constitue une nouvelle illustration du recul de la démocratie dans le monde, mettant à mal l’influence occidentale. La Tunisie actuelle pourrait ainsi être comparée aux démocraties illibérales qui se sont installées dans nombre de pays comme la Hongrie, Israël ou l’Inde. Alors que l’Indice de démocratie a atteint en 2021 son plus bas niveau depuis 2006, que la Chine promeut son « consensus de Pékin » et que les Etats-Unis connaissent une crise sans précédent de leur démocratie, ce sont les valeurs occidentales qui sont menacées. Les rapports sont d’ailleurs de plus en plus tendus entre Tunis et les chancelleries occidentales, inquiètes des reculs démocratiques et de l’adhésion de Kaïs Saïed aux thèses du souverainisme et du nationalisme arabe. Ainsi, le 29 juillet, la diplomatie tunisienne a convoqué la chargée d’affaires américaine pour dénoncer une « ingérence inacceptable » dans ses affaires intérieures, après qu’Anthony Blinken a exprimé les inquiétudes des Etats-Unis concernant les normes démocratiques dans le pays. Alors que la Tunisie a été un allié important pour l’Occident dans la région depuis son indépendance, ces tensions remettent donc en cause la coopération économique et sécuritaire avec la Tunisie et l’influence occidentale dans le Maghreb.

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Mehdi Lahiani
Etudiant en première année à HEC Paris après deux ans de prépa ECS.