Robert Castel est un spécialiste de la sociologie du travail. Dans son ouvrage Les métamorphoses de la question sociale : Une chronique du salariat (1995), il souligne que la nouvelle question sociale est à interpréter à partir de l’effritement de la condition salariale, c’est-à-dire à partir de la réapparition de « travailleurs sans travail », les « working poor ».
Les « Trente Glorieuses », un mythe ?
Selon Castel, l’expression « Trente Glorieuses » est trompeuse car en mythifiant la croissance, elle passe sous silence divers problèmes :
- L’inachèvement de la société salariale : les avancées du droit du travail en matière de licenciement ne signifient pas la mise en œuvre effective de démocratie dans l’entreprise.
- Un paradoxe : entre le fait que se développent parallèlement un individualisme lié à la société salariale (induisant une fragmentation de la société) et des formes de socialisation des revenus indispensables au fonctionnement de l’Etat social (recréant, via le système de protections sociales, du lien entre les individus). Mais ce lien est une relation unissant un individu à un collectif abstrait (sans pour autant permettre à l’individu de se sentir appartenir à une communauté concrète).
- Un problème de fond : les formes modernes de la solidarité et de l’échange sont censées se fonder sur le travail, sous la garantie de l’Etat. Mais que se passera-t-il si le travail perd sa centralité dans la société ? Le risque est que tout lien social se désagrège…
Les surnuméraires et la précarisation de l’emploi
La précarisation de l’emploi et le chômage, liés à la pratique de formes atypiques de travail (CDD, intérim…) sont la cause de la perméabilité des frontières entre emploi, chômage et inactivité. Notamment, les travailleurs changent fréquemment de statuts (stagiaire, perte de stage, indemnisation chômage, turn over).
Dès lors, apparaît une passage du discours du plein emploi vers celui de l’employabilité, et en particulier de l’amélioration de l’employabilité des jeunes (au détriment des plus âgés). L’entreprise fonctionne de plus en plus comme une « machine à exclure », et cela via :
- L’invalidation des travailleurs vieillissants : perçus comme « inutiles au monde », ils occupent une position de surnuméraires dans un « no man’s land » social.
- La déqualification des moins aptes.
- La mauvaise intégration des jeunes.
En conséquence, à cause de ce chômage récurrent et de la porosité des frontières entre emploi et inactivité, Castel relève l’apparition d’un néopaupérisme avec l’émergence de nouveaux types de travailleurs, les « working poor ». Ces derniers sont en sous-emploi: ils ne sont pas considérés comme chômeurs et bien qu’ils combinent un ou plusieurs emplois, ces emplois demeurent instables et les revenus qu’ils en tirent ne leur permettent pas de subvenir à leurs besoins, les condamnant ainsi à la pauvreté.
Le problème des politiques d’insertion
Le RMI (le Revenu Minimal d’Insertion, pour les personnes démunies, mis en vigueur en 1988, et remplacé par le RSA, le Revenu Solidarité Active, en 2009) garantit un droit à l’insertion pour tous. Autrement dit, il témoigne de la reconnaissance du devoir d’aider les individus à trouver une place « normale » dans la société.
Cette mesure est toutefois problématique selon Castel : si elle améliore les conditions de vie à la marge, elle ne les modifie pas. Pour beaucoup, l’insertion n’est plus une étape, elle est devenue un état. Ainsi, les politiques d’insertion des années 80 obéissent à une logique de discrimination positive et leur consolidation marque l’installation dans le provisoire comme régime d’existence.
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De même, comme expliqué par Castel, Freycinet, et Guaino dans un rapport célèbre remis à l’INSEE en 1997, certaines mesures (telles que l’aide parentale d’éducation versée aux femmes responsables de plus de trois enfants) favorisent l’inactivité et la sortie de catégories du marché du travail, notamment les femmes jeunes, peu éduquées, et ayant des enfants. Des corrélations peuvent donc exister entre politique du chômage et politique familiale.
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Conclusion : l’Etat social, bouclier contre la fragmentation de la société?
Dès les années 80, parallèlement à la promotion du salariat, on constate une fragmentation de la société, une bipolarisation entre ceux qui peuvent associer individualisme et indépendance (car leur position sociale est toujours assurée), et ceux pour qui l’individualité signifie manque d’attaches et absence de protections. En conséquence, le mode d’articulation individu-collectif est mis à mal. Dans une société rongée par l’individualisme négatif (c’est-à-dire un individualisme défini par des manques : de sécurité, de considération, de liens stables), il n’y a pas de cohésion sociale sans protection sociale.
C’est pourquoi le rôle de l’Etat est fondamental pour garantir la cohésion sociale (et de même, que le rôle des experts et des intellectuels, tels que les sociologues, est essentiel pour analyser la situation dans sa complexité). L’Etat social, conçu à travers l’idéal social-démocrate, se pose comme la force motrice qui doit prendre en charge l’amélioration progressive de la condition de tous.
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