Le Rire selon Bergson (1/3)

Que signifie le rire ? Peut-on rire de tout ? Quel est le rôle du rire en société ? Bergson propose d’y répondre dans Le Rire. Cet article résume les principales idées.

 

Chapitre premier : Du comique en général. Le comique des formes et le comique des mouvements. Force d’expansion du comique

Que signifie le rire ? C’est la question que se pose ici Bergson. Il présente donc trois de ses observations tenues pour fondamentales. “Elles portent moins sur le comique lui-même que sur la place où il faut le chercher.”

 

Partie 1 : “Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain.”

Par exemple, on rit d’un animal car on aura surpris chez lui une attitude ou une expression humaine. L’homme est “un animal qui sait rire” mais surtout “un animal qui fait rire”. En réalité, c’est toujours d’un caractère humain que nous rions.

Bergson signale également l’insensibilité qui accompagne le rire. Pour qu’il y ait du comique, il faut de l’indifférence. “Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion.”

Lorsque quelque chose nous inspire de la pitié ou de l’affection, “il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié.” Bergson conclut ainsi : “Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur.” Il s’adresse à l’intelligence pure 

Autre point important, le comique n’existe pas dans la solitude : “il semblerait que le rire ait besoin d’un écho. Écoutez-le bien: ce n’est pas un son articulé, net, terminé; c’est quelque chose qui voudrait se prolonger en se répercutant de proche en proche, quelque chose qui commence par un éclat pour se continuer par des roulements, ainsi que le tonnerre dans la montagne.” En effet, il est plus rare de rire seul qu’en groupe.

Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, c’est-à-dire la société. Le but de cet ouvrage est alors de déterminer son utilité, sa fonction sociale. Pour Bergson, “le rire doit avoir une signification sociale.”

“Le comique naîtra, semble-t-il, quand des hommes réunis en groupe dirigeront tous leur attention sur un d’entre-eux , faisant taire leur insensibilité et exerçant leur seule intelligence.”

 

Partie 2 : “Un homme qui court dans la rue, trébuche et tombe: les passants rient.”

On rit ici de l’involontaire. Le rire correspond dans ce cas à de la surprise. On rit de la maladresse Ce qu’il y a de risible ici, “c’est une certaine raideur de mécanique là où on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne.” Bergson déduit : “Le comique est donc accidentel.”

“Le comique est inconscient […], il se rend invisible à lui-même en devenant visible à tout le monde.” Prenons l’exemple d’un défaut ridicule. Dès qu’un individu se se sent ridicule, il cherche à se modifier, au moins en apparence. Pour Bergson, “c’est en sens que le rire châtie les mœurs. Il fait que nous tâchons tout de suite de paraître ce que nous devrions être.”

Par la suite, Bergson reconnaît deux forces complémentaires de la vie en société : tension et élasticité. La tension désigne l’attention en constamment en éveil qui discerne les contours de la situation présente. C’est l’élasticité du corps et de l’esprit qui nous permettent de nous y adapter.

Ce que la société doit craindre c’est que chacun de nous s’en tienne à l’essentiel de la vie (automatisme des habitudes) et que les membres qui la composent se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre. Ainsi, toute raideur d’esprit et du corps est suspecte à la société. Elle est le signe d’une activité qui s’endort et s’isole.

Pourtant, la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle. C’est donc par un simple geste qu’elle y répond le rire, “espèce de geste social”. Par la crainte qu’il inspire; il réprime les excentricités, assouplit tout ce qui peut rester de rigueur mécanique à la surface du corps social.

Le rire n’est donc purement esthétique. Bien plus, il poursuit “un but utile de perfectionnement général. Cette raideur que la société voudrait éliminer, c’est le comique, “et le rire en est le châtiment.”

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Partie 3 : Qu’est-ce qu’une physionomie comique ? (le comique des formes)

Maintenant, Bergson cherche à établir “la continuité même des formes comiques” d’où apparaîtra peut-être le rapport général de l’art à la vie. Selon lui, le comique se balance entre la vie et l’art.

Il faudrait commencer par définir la laideur, puis chercher ce que le comique y ajoute : voyons comment on passera du difforme au ridicule en aggravant la laideur.

On aboutit à la loi suivante: “Peut devenir comique toute difformité qu’une personne bien conformée arriverait à contrefaire.”

En atténuant la difformité risible, on trouve la laideur comique: dans une expression, le visage conserve, dans sa fixité, une indécision où se dessinent toutes les nuances possibles de l’état d’âme qu’elle exprime. “Mais une expression comique du visage est celle qui ne promet rien de plus que ce qu’elle donne.  C’est une grimace unique et définitive.”

“Automatisme, raideur, pli contracté et gardé, voilà par où une physionomie nous fait rire.” Ainsi, l’art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l’agrandissant. C’est un art qui exagère mais pas seulement.

“Pour que l’exagération soit comique, il faut qu’elle n’apparaisse pas comme le but, mais comme un simple moyen dont le dessinateur se sert pour rendre manifestes à nos yeux les contorsions qu’il voit se préparer dans la nature.”

En ce sens, la nature obtient souvent elle-même des succès de caricaturiste. Dans toute forme humaine on aperçoit l’effort d’une âme qui façonne la matière. Cette âme, c’est la grâce. Mais la matière s’obstine et résiste: là où elle réussit à contrarier la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Le comique s’oppose donc à la grâce plus encore qu’à la beauté. “Il est plutôt raideur que laideur.”

 

Partie 4 : Le comique des gestes et des mouvements

La loi qui gouverne ici est la suivante : “Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.”

Le dessinateur comique, par exemple, fait voir dans l’homme un pantin articulé. “Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à l’intérieur de la personne.”

L’effet comique est d’autant plus saisissant que les images d’une personne et d’une mécanique sont plus exactement insérées.

Par exemple, lorsque un même mouvement, un même geste revient périodiquement chez une personne, il suffit à distraire, s’il est attendu au passage, il fera rire. “Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique.”

Nous ne commençons à devenir imitable que lorsque nous cessons d’être nous-mêmes , conclut Bergson. En effet, on ne peut imiter de nos gestes que ce qu’ils ont de mécaniquement uniforme et donc d’étranger à notre personnalité vivante. En fait, “Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissé s’introduire dans sa personne.” Il est logique que l’imitation fasse rire puisque par définition, elle rend comique.

Même Pascal écrivait: “Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.” C’est que la vie bien vivante ne devrait pas se répéter. “Là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant.”

“Cet infléchissement de la vie dans la direction de la mécanique est ici la vraie cause du rire.”

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Partie 5 : Force d’expansion du comique

Du mécanique plaqué sur du vivant, voilà où il faut s’arrêter, image centrale d’où l’imagination rayonne dans des directions divergentes. Bergson en distingue exactement trois.

 

Première direction 

Cette vision du mécanique et du vivant inséré l’un dans l’autre nous fait obliquer vers l’image plus vague d’une raideur quelconque appliquée sur la mobilité de la vie, s’essayant maladroitement à en suivre les lignes et à en contrefaire la souplesse.

On expliquera alors le rire par la surprise, le contraste, etc. “La vérité n’est pas aussi simple.”

Bergson a l’idée de déguisement qui tient le pouvoir de faire rire. Le déguisement a quelque chose de comique dans les cas où l’on ne se déguise plus, mais où l’on aurait pu se déguiser.

Par exemple, en voyant le nez rouge d’un ivrogne, une personne se dire : “un nez rouge est un nez peint.”. C’est une absurdité pour la raison mais que l’imagination tient pour vraie. Il y a dans la comique une logique de l’imagination qui s’oppose à celle de la raison.

Un homme qui se déguise est comique. Un homme qu’on croit déguisé est comique encore. Par extension, tout déguisement va devenir comique.

Une nature truquée mécaniquement, voilà alors un motif franchement comique, sur lequel la fantaisie pourra exécuter des variations avec la certitude d’obtenir un succès de gros rire.”

Cette idée se forme dès que nous apercevons de l’inerte, du tout fait, de la raideur qui contraste avec la souplesse de la vie.

En résumé, le même effet va toujours se subtilisant, depuis l’idée d’une mécanisation artificielle du corps humain jusqu’à celle de l’artificiel au naturel.

 

Deuxième direction

Du mécanique plaqué sur du vivant : le comique vient ici de ce que le corps se raidissait en machine.

Le corps vivant nous semblait devoir être la souplesse parfaite, l’activité toujours en éveil d’un principe toujours en travail. Pourtant, nous négligeons ou oublions sa matérialité pour ne penser qu’à sa vitalité. Nous portons notre attention sur cette matérialité du corps. Alors, le corps deviendra pour l’âme ce que le vêtement est pour le corps lui-même, une matière inerte posée sur une énergie vivante.

Il y aura du comique dès lors que nous aurons le sentiment net de cette superposition. “Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause.” écrit Bergson. Par exemple, un orateur qui éternue au moment le plus pathétique de son discours. Cela vient de ce que notre attention est brusquement ramenée de l’âme sur le corps.

Ainsi, le tragique évite tout ce qui pourrait appeler notre attention sur la matérialité de ses héros. “Dès que le souci du corps intervient, une infiltration comique est à craindre.” Vous pourrez vérifier, les héros de tragédie ne boivent pas, ne mangent pas, ne s’assoient pas, toute l’intrigue est focalisée sur leurs états d’âme.

Que notre attention soit détournée du fond sur la forme ou du moral sur le physique, c’est la même impression, le même genre de comique.

 

Troisième direction 

Du mécanique plaqué sur du vivant: l’être vivant était un être humain, le dispositif mécanique est au contraire une chose.

Jusqu’à présent, “ce qui faisait donc rire, c’était la transfiguration momentanée d’une personne en chose”. Toutefois, Bergson introduit une nouvelle loi : “Nous rions toute les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose.”

Le passage graduel du confus au distinct est le procédé de suggestion par excellence. Le plus difficile est de donner au mot sa force de suggestion, c’est-à-dire la rendre acceptable.

Nous sommes ici bien loin de la cause originelle du rire : “Telle forme comique, inexplicable par elle-même, ne se comprend en effet que par sa ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parenté avec une troisième, et ainsi de suite”

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