Une des épreuves redoutées des admissibles à l’ENS Lyon est l’épreuve de Science Humaines, qui doit en principe se préparer seul. Tu seras ainsi interrogé sur un texte issu de l’un des quatre livres au programme. Dans cet article, nous te proposons un de faire un point sur tout ce que tu dois savoir sur le livre “ L’épreuve de l’étranger ” d’Antoine Berman. Connaître le contexte du livre est indispensable pour cette épreuve, qui repose en partie sur l’examen de tes capacités à pouvoir situer un texte dans le champ théorique et arriver à en percevoir la portée. Ainsi, une connaissance du contexte du livre est absolument indispensable pour réussir cette épreuve.
Le titre du livre
Le titre du livre est emprunté à Heidegger, dans un commentaire (p.56) d’Hölderlin. L’épreuve de l’étranger est l’apprentissage du propre, qu’on peut traduire en allemand par die Erfahrung, soit l’expérience ou épreuve de l’étranger (mais cela vaut avec le double sens, avec celui de péril. C’est une traversée et un péril). Cette citation a été choisie par Berman car elle lui permet de formuler l’aporie de la traduction : la visée même de la traduction (ouvrir la langue à l’étranger) heurte l’ethnocentrisme de la culture (=prima de l’identité sur la différence), et donc de la pureté de la langue (qui n’est en fait qu’une fiction). Dans la traduction, il y a quelque chose du risque du métissage (=risque de la perte de l’identité).
Mais il y a une visée éthique du traduire : l’essence de la traduction est le décentrement, le dialogue (=vocabulaire ethnologique). Il s’agit pour lui d’affirmer le prima de la différence sur l’identité. C’est dans la différence que l’identité se constitue : cela doit passer par la « loi de l’étranger » (p.62) qui impose à la constitution du soi l’épreuve du non-soi, de la différenciation, de l’être hors de soi, de l’aliénation au sens propre et non négatif. Ce qui devait être la notion de toute culture pour Hegel.
La visée centrale de l’ouvrage
Berman, avec cet ouvrage, souhaite apporter une contribution à ce que le texte programmatique présente comme le premier axe, l’axe historique d’une réflexion sur l’essence de la traduction. La traduction est restée largement impensée. Il faut produire « une archéologie de la traduction européenne » en se tournant vers un moment décisif de cette histoire où l’expérience des rencontres avec les autres langues s’est posée. Ensuite, il s’agit pour lui de proposer une véritable éthique de la traduction, qu’il propose dans sa conclusion, notamment l’ère des communications instantanées.
La construction du livre
Berman commence tout d’abord par présenter la pensée romantique, qui est « une théorie monologique » de la littérature et de la traduction qui n’est plus que le prolongement potentialisant du monologue poétique, p.164, à laquelle il va opposer une autre dimension de la littérature et traduction : la dialogique (Goethe, Humbolt, Hölderlin).
Le chapitre central est le chapitre 7. Il est consacré à la théorie spéculative de la traduction et s’arrête sur la potentialisation de l’œuvre en tant qu’elle excède son auteur est porteuse d’une visée immanente, l’Idée de l’œuvre que l’œuvre veut et tend à être. Idée qui ne se réalise que de façon approchée et asymptotique. De sorte que l’original n’est lui-même que la copie ou la réalisation de cette tendance qui préside à l’œuvre elle-même. Donc traduction possible de l’idée qui vit en elle. La traduction vise précisément cette idée, cette origine de l’original (p.172). Le mouvement de passage d’une langue dans une autre libère l’œuvre de tout ce qui dans sa réalisation empiriqiue la séparait encore de sa visée interne, elle se rapproche ainsi de sa vérité intérieure.
Ce qui intéresse Berman, c’est la radicalité de cette thèse. Mais il conteste le fait que cela aboutisse à la négation de la singularité des langues, à la visée d’un absolu. L’inflexion du livre montre la radicalité des romantiques et ensuite, il réintroduit , dans la suite de son ouvrage, la concrétude des langues.
Une réflexion sur la notion de traduction
Dans la conclusion du livre (p.293-94), Berman énonce que contrairement à la définition juridique qui réduit la traduction à la simple dérivation d’un original, la traduction est « a priori présente dans tout original ». « tout œuvre aussi loin que l’on puisse remonter est déjà un tissu de traductions » – car se pose comme traduisible, donc digne d’être traduite, possible et demande la traduction pour atteindre sa plénitude d’œuvre. Constitutif de l’œuvre comme œuvre, pas une propriété seconde mais un trait constitutif de l’œuvre en tant que telle, ce qui brouille aussitôt le partage entre original premier et traduction seconde.
L’original lui-même est traduit, cela veut dire qu’il n’y a pas de langue originelle, pas plus que de première parole et d’autre part, cela veut dire que la traduction n’est pas la transposition pure, parfaite de son modèle. Il faut affirmer que la traduction a un sens originaire.
Cela veut dire qu’il y a appropriation du sens : traduire précède et rend possible la traduction en termes linguistiques. Il faut s’expliquer avec les mots, reconstruire la place d’un mot au sein d’un champ sémantique par ex. donc traduction de la langue en ses propres mots pour accéder au sens. Traduire au sens premier, c’est bien toujours se traduire, se transporter dans le sens. Rien n’est donné avant ni en dehors de ce mouvement. Rien n’est écouté avant d’être traduit. L’original ne se donne que dans et par la traduction même. C’est un acte essentiellement langagier, pas seulement métaphorique. Je n’écoute un sens qu’en le traduisant et dans ma voix concrète et charnelle. La traduction est une interprétation.
Ce sens élargi permet ensuite d’entendre dans quel sens la traduction peut être pensée comme constitutive de l’œuvre en elle-même. On rencontre des mots habités par d’autres, qui n’oublient jamais, qui ne se défont jamais des contextes concrets auxquels ils ont appartenu. La vie propre des mots est plus puissante que ceux qui les utilisent. Dans ce sens, toutes les œuvres littéraires s’élaborent en ne cessant de s’emprunter les unes aux autres. Il cite Esthétique et théorie du roman de Bakhtine, qui lui permet de soulignes le rapport consubstantiel entre la littérature et la traduction : la prose romanesque européenne se fonde sur des contenus antérieurs. L’histoire des transtextualités est à explorer, car elle est suscpetible susceptible d’être porteuse par delà des frontières entre les disciplines d’un savoir sui generis. Il cherche ainsi à fonder une discipline interdisciplinaire.
Ainsi, la traduction constitutive de l’œuvre de sorte que Novalis affirme que la traduction n’est pas reproduction de l’original mais potentialisation de l’original. Elle dévoile des potentialités latentes, non manifestes dans l’original. « la traduction fait pivoter l’œuvre, révèle d’elle un autre versant ».