Dans ce petit ouvrage, George Steiner analyse certains aspects de l’histoire des livres et dresse le portrait de leurs effets et de ce qui les menace. Je vous propose ici quelques axes de réflexions apportés par le critique littéraire franco-américain.
Au commencement était l’oralité
Il y a des siècles, notre société était plus imprégnée par l’oralité que par l’écrit. Par exemple, la connaissance des mythes, des traditions et des enseignements religieux et magiques se faisait à l’oral. Les premiers écrits et les premiers livres étaient des tablettes de lois, des registres commerciaux, des ordonnances médicales ou des prévisions astronomiques. Ils précèdent d’autres types de livres qui constituent ce que nous appelons la “littérature”.
« L’écrit dessine un archipel dans les vastes eaux de l’oralité humaine »
Selon George Steiner, l’héritage culturel, intellectuel et éthique occidental a deux sources : Jérusalem et Athènes. Autrement dit : Jésus de Nazareth et Socrate. Or, aucun des deux n’a écrit. Leur enseignement était oral. Avant l’écriture de la Bible, le message du prophète fut proclamé et transmis via l’oralité. On ignore d’ailleurs à quel point Jésus pouvait être illettré. Socrate, lui, pointe les dangers de l’écriture dans le Phèdre de Platon. George Steiner relève surtout l’argument de la perte de mémoire.
“Le recours à l’écrit lamine le pouvoir de la mémoire”
Lorsqu’un texte passe à l’écrit, il est stocké et ne nécessite plus d’être appris par cœur. Ainsi, “un texte ou une culture du livre autorise toutes les formes d’oubli” tandis qu’une transmission orale nécessite d’apprendre par cœur, c’est-à-dire de prendre complètement possession de la chose écrite. Lorsqu’on connaît par cœur, on autorise le mythe, le poème, le chant à se greffer à nous et à nous enrichir.
L’âge d’or du livre
Paul de Tarse, aussi appelé Saint Paul, est caractérisé par Steiner comme “l’un des plus grands écrivains de la tradition occidentale” pour le chef-d’œuvre de rhétorique que sont ses Épîtres. Selon lui, Saint-Paul eut le génie de comprendre que le texte écrit pouvait transformer la condition humaine. La diffusion paulinienne du message christique utilise toute la richesse du langage écrit. Nous sommes alors :
« aux antipodes quasiment de l’oralité de Jésus et du contexte pré-lettré dans lequel évoluaient les premiers disciples. (…) La tension initiale entre les scriptoria monastiques et la préférence accordée à l’oralité a été constante. »
L’autre acteur majeur du développement de la littérature est la bourgeoisie occidentale. Steiner dresse une corrélation entre le développement de la bourgeoisie éduquée européenne et le développement de la littérature.
George Steiner relève aussi 3 conditions majeures pour lire. Un lieu : Steiner évoque les sublimes bibliothèques d’auteurs tels que Montaigne, Montesquieu ou Thomas Jefferson, propices à la lecture. Le silence : une condition qui tend à disparaître face à l’essor d’une civilisation industrielle et urbaine dominée par le bruit.
“Le silence est devenu un luxe. Et seuls les plus fortunés peuvent espérer échapper à l’invasion du grand tohu-bohu technologique”.
Avoir du temps (pour lire). Malheureusement, comme l’ont constaté beaucoup de philosophes avant lui (Hegel, Kierkegaard, ou plus récemment le sociologue Hartmut Rosa), le temps s’est accéléré. Cette accélération du temps entre en opposition avec le temps lent et profond que demande la lecture. Maintenant, le temps d’une lecture sérieuse, silencieuse et responsable n’est possédé que par un seul groupe : les universitaires et les chercheurs.
Un courant contestataire : Le pastoralisme conservateur
George Steiner appelle “pastoralisme conservateur” le courant de pensée qui considère que la vie du livre sera toujours inférieure à la vie réelle. Il utilise alors une métaphore végétale : l’arbre des livres et de l’étude est gris tandis que celui de la vie en actes est vert. En d’autres termes : donner trop d’importance aux livres, c’est délaisser la véritable vie et la fuir pour un imaginaire. On retrouve dans ce courant des auteurs tels que Rousseau, Thoreau, Wordsworth ou David Lawrence. La vie réelle a une authenticité et une profondeur que la littérature, vie artificielle, n’aura jamais.
Steiner relève toutefois des paradoxes chez certains d’entre eux. Thoreau, par exemple, retranscrit son aventure dans la forêt au sein d’un livre (Walden ou la vie sauvage), preuve que celui qui critique le livre ne peut s’empêcher d’y retourner.
Deux étranges paradoxes
George Steiner constate deux étranges paradoxes au sujet de la littérature.
Le premier est que la relation entre la censure et la création littéraire se révèle être étrangement productive. Certaines périodes sévères et oppressives ont fait naître de très grandes œuvres. Steiner prend en exemple la période élisabéthaine, la littérature française sous Louis XIV, ou la littérature russe sous les tsars. La “Grande Littérature” naît ainsi souvent en réaction aux menaces et censures politiques.
Le second paradoxe est que la littérature peut avoir des effets très négatifs, comme en témoignent les ouvrages racistes et fascistes, ou les journaux dont la bassesse est parfois affligeante. Intrigué, Steiner pose alors une question sans y répondre : ces formes de littérature qui appauvrissent et dépravent ne sont-elles pas un bon argument pour justifier la censure ?
Le scandale du livre
Steiner rappelle à quel point l’élite de l’Allemagne nazie était cultivée et lettrée.
“La bestialité du nazisme s’est développée au cœur d’une culture hautement érudite”.
Les forces de l’érudition n’ont pas mis de frein au triomphe de la barbarie (ce qui suit n’est pas dans le livre, mais ça pourrait être un bon exemple dans vos copies : la fuite de Stefan Zweig au Brésil lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce héraut de la puissance culturelle européenne, incapable de se battre, fuit l’Europe nazie et se suicide. Il incarne l’échec de la culture européenne à lutter contre la barbarie nazie).
Nombreux sont les écrivains qui ont participé à des actes de violence ou à des périodes de barbarie. Steiner donne quelques exemples : les écrits antisémites de Céline, la relation d’Heidegger au nazisme, le soutien de Sartre et d’Aragon à l’URSS. Ainsi, les intellectuels eux-mêmes peuvent être partisans de la barbarie. Mais les intellectuels sont-ils de bons hommes d’action ?
“L’intellectuel, le mandarin universitaire, le rat de bibliothèque, n’est pas entraîné à la bravoure.”
Entre le paradoxe de la censure, l’importance originelle de l’oralité, ou le courant critique du pastoralisme conservateur, George Steiner propose des axes de réflexions passionnants et facilement utilisables dans vos copies ou dans vos oraux.