Depuis le XIXème siècle, le transport ferroviaire, fret ou passager, occupe une place géoéconomique et géopolitique de choix. Moyen de transport historique, le train revient sur le devant de la scène avec l’avènement des politiques privilégiant les mobilités douces.
Comment le train redéfinit-il les équilibres géopolitiques actuels ?
I – Le développement du transport ferroviaire, vecteur de la puissance économique.
A) Le développement progressif d’un moyen de transport d’abord européen
Le train découle de l’invention en 1769 de la machine à vapeur par James Watt, technologie qui permettra ensuite l’apparition des premières locomotives. Néanmoins, les réseaux ferroviaires ne sont apparus qu’au XIXème siècle en Europe. La première ligne de chemin de fer est celle ouverte entre la ville minière de Darlington et le port de Stockton en 1825 en Angleterre, permettant à l’époque aux locomotives de transporter des marchandises à la vitesse de 50 km/h. Symbole emblématique de la révolution industrielle, le transport ferroviaire a grandement contribué à favoriser l’industrialisation de l’Europe.
En France, l’Etat choisit de mettre en avant le transport ferroviaire pour désenclaver le monde rural grâce au plan Freycinet (1879). Il permet ainsi l’extension du réseau ferroviaire français, qui atteint jusqu’à 60 000 km de voies à son apogée (contre 20 000 km désormais), et qui se développe en suivant un maillage en étoile renforçant la macrocéphalie parisienne.
En tant qu’instrument de contrôle territorial, le train s’est ensuite étendu aux Etats-Unis, puis aux colonies. On peut ainsi évoquer la ligne Léopoldville-Matadi construite par les Belges au Congo, visant ainsi à accélérer l’exploitation et l’acheminement du caoutchouc et de l’ivoire.
Lire plus : Transports et Révolution industrielle
B) Le train, vecteur de modernité économique
L’arrivée du train a profondément transformé les dynamiques sociales et les relations économiques. Ainsi, le train favorise l’acheminement des matières premières depuis leurs sites d’extraction vers les usines. Ce moyen de transport amène de nombreux avantages en comparaison aux transports terrestres à traction animale ( charrettes, diligences,…) :
- capacité de transport de marchandises élevée : un train de marchandises pouvait acheminer l’équivalent de 40 ou 50 chariots
- couverture de longues distances rapidement : le Transcontinental américain achevé en 1869 permettait de relier les deux littoraux américains en seulement 7 jours.
- transport à moindre coût : les économies d’échelle ont permis au train d’être jusqu’à trois fois moins coûteux que la diligence.
Le transport ferroviaire a également révolutionné le tourisme, en améliorant l’accessibilité des voyages. Certains trains, par leurs voyages de longues durées avec nuits incluses, sont même devenus de véritables attractions touristiques, tels que le Transsibérien (qui traverse la Russie de Vladivostok à Moscou) ou encore l’Orient-Express (de Paris à Istanbul en passant par Vienne ou encore Budapest).
II- Le retour du train au XXIème siècle dans la géopolitique
A) Une remise à l’honneur du train après son délaissement relatif
Dans les années 1950, le développement du transport autoroutier et de l’aérien concurrencent le transport ferroviaire. Le train est alors délaissé au profit des nouveaux moyens de transport. Néanmoins, le contexte de transition écologique lui permet de revenir sur le devant de la scène depuis quelques années. En effet, il faut noter que le train émet 80 fois moins de CO2 par passager qu’un avion et 50 fois moins qu’une voiture à trajet équivalent. Le train s’impose alors comme le moyen de transport bas-carbone le plus attractif et le plus fiable.
Dans son ouvrage Géopolitique du rail, Antoine Pecqueur met en lumière le fait que tous les pays développés réalisent le grand retour du ferroviaire : l’UE relance le fret et prévoit déjà de doubler la part de transport de marchandises sur rail d’ici 2030, la Chine étend sa toile ferroviaire par les routes de la soie et l’Amérique du Nord voit le train revenir en force et concurrencer l’aviation. Aux Etats-Unis, Joe Biden lance en 2021 l’Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA) pour développer les infrastructures de transport américaines, et comprend un budget de 80 milliards de dollars alloués à la modernisation des réseaux ferroviaires existants et la construction de nouvelles lignes.
B) Le train, au coeur des routes la soie chinoise
La Chine apparaît désormais comme un acteur majeur de la géopolitique du train : la Chine concentre près de deux tiers des voies ferroviaires. Et l’importance du train pour la Chine s’étend au-delà de ses frontières en jouant un rôle crucial dans le projet des routes de la soie terrestres (aussi appelée BRI ou Belt and Road Initiative). La Chine multiplie alors les routes ferroviaires, notamment vers l’Asie centrale et l’Europe, permettant d’étendre son emprise géopolitique et d’accroître sa connectivité économique avec ces régions. Ainsi, le train relie la Chine à l’Europe en une douzaine de jours seulement contre plus d’un mois pour le transport maritime (très dépendant du canal de Suez ou encore du détroit de Malacca, dominé par les Etats-Unis).
Le rail est également un outil de la Chinafrique. La Chine s’impose en Afrique comme un partenaire incontestable mais surtout incontournable en finançant la construction de nouvelles lignes ferroviaires (à l’instar de celle reliant Port-Gentil à Libreville au Gabon) pour désenclaver le territoire africain.
Lire plus : Petit topo sur “one belt one road” (les nouvelles routes de la soie)
III- Le train, vecteur de tensions géopolitiques
A) Le train, mode de transport stratégique en temps de guerre
L’Allemagne est un exemple paradigmatique de l’influence du rail en temps de guerre. Lors de la première guerre mondiale, elle développe les convois ferroviaires pour déplacer ses troupes rapidement. Lors de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne nazie fait du rail le cœur de sa logistique militaire et de son dispositif répressif organisé (la déportation vers les camps de concentration et d’extermination). Face à la puissance du transport ferroviaire pour l’occupant allemand, la résistance et les maquisards français établissent des sabotages des lignes ferroviaires. Ainsi se crée le réseau Résistance-Fer avec pour ambition de ralentir les convois de marchandises allemand en sabotant le réseau et le matériel ferroviaire.
Le train permet également de faire évacuer les civils du champ de guerre. Depuis le début de la guerre en Ukraine en Février 2022, Kiev a déplacé 4 millions de civils en utilisant le transport ferroviaire. Véritable grenier à blé de l’Europe, l’Ukraine fait aussi transiter ses stocks de céréales vers l’Europe par le rail.
B) Etude de cas : Le projet Rail Baltica, symbole de la pertinence géopolitique du train
“Rail Baltica” est un projet européen, faisant partie intégrante du RTE-T (réseau transeuropéen de transport), ayant pour objectif de relier la Finlande à l’Europe par l’intermédiaire des pays baltes. Or, ce projet n’est viable que grâce à un exploit technique : la construction d’un tunnel ferroviaire sous-marin passant sous le golfe de Finlande, long de 20 kilomètres, permettrait de relier Helsinki à Tallinn (et par extension à l’Europe) sans passer par Moscou ni par Minsk. Financé à 85% par l’UE, Rail Baltica empêchera, une fois finalisé, la Finlande de rester dans la dépendance de la Russie en matière de transport, que ce soit pour le fret ou pour les passagers. La Russie ne voit pas d’un bon œil ce projet européen qui diminuerait la finlandisation (terme évoquant l’influence russe sur la Finlande) et accuse l’Europe de construire une ligne ferroviaire à des fins militaires. Rail Baltica risque, si le projet aboutit, d’exacerber les tensions avec Moscou, dans un contexte géopolitique de guerre en Ukraine où les relations russo-européennes sont déjà au plus bas.
Conclusion
En définitive, la maîtrise des réseaux ferroviaires est devenue un élément crucial du hard power. Sur les plans géopolitiques comme géoéconomiques, aucune puissance ne peut désormais ignorer l’importance stratégique du rail. À l’heure de l’accélération des innovations technologiques, le train est voué à se perfectionner davantage. Au Japon, les investissements massifs dans la haute technologie ont permis de développer un train à sustentation magnétique : le Maglev, atteignant la vitesse record de 603 km/h et laissant entrevoir un avenir radieux pour le rail.