On évoque souvent une guerre des cryptomonnaies. Faudrait-il parler d’une guerre des données privées ?
Découvrez l’analyse de l’économiste Olena Havrylchyk pour qui le bitcoin a inspiré des systèmes de paiement étatiques et privés dont l’enjeu majeur est la surveillance des individus et la monétisation des données de paiement.
Lire plus : Qu’est-ce que la Creator Economy ?
Zoom sur le but des cryptomonnaies
Les amateurs d’art urbain connaissent les fresques de Pboy, qui intègrent un QR code permettant de rémunérer l’artiste en bitcoins. Cet usage du bitcoin est une petite révolution dans les paiements. Sans révéler votre identité, le bitcoin permet d’effectuer une transaction au crédit d’une personne dont vous ne connaissez ni le visage, ni le vrai nom, ni l’adresse, ni les coordonnées bancaires. De même, le bitcoin est utilisé pour contourner l’interdiction bancaire qui frappe WikiLeaks et lui faire des dons, financer anonymement des médias ou des partis d’opposition en Russie, éviter des contrôles de capitaux en Chine et des sanctions économiques en Iran. Bien que ces usages constituent une infime partie des transactions en bitcoins, ils contribuent à entretenir la fascination pour cette cryptomonnaie, dont la valorisation a atteint 1 trillion d’euros en avril.
Bitcoin : entre cout environnemental et décentralisation du système de paiement
Les paiements en bitcoins ne nécessitent pas le recours à un tiers de confiance telle qu’une banque, susceptible d’interdire une transaction considérée comme illégale. Mais cela se fait aussi avec un grand coût environnemental. Le tiers de confiance est remplacé par un programme informatique exécuté par un réseau d’ordinateurs qui se disputent le droit d’enregistrer les transactions sur la blockchain. On parle d’un système décentralisé dans la mesure où n’importe qui peut y participer, mais cette décentralisation nécessite une grande puissance de calcul pour empêcher les acteurs malveillants d’enregistrer de fausses informations sur la blockchain.
Le bitcoin a déclenché une réflexion sur la monnaie sans précédent depuis 1971, lorsque les Etats-Unis ont abandonné l’indexation du dollar sur l’or. Suivant la Banque de Suède, qui a commencé à étudier la création d’e-krona en 2016, 80 % des banques centrales réfléchissent actuellement à la création de monnaies numériques dans l’optique de moderniser les systèmes de paiement, tout en répondant aux enjeux de stabilité financière et de politique monétaire. En 2019, un consortium d’acteurs privés, mené par Facebook, a annoncé le projet de cryptomonnaie Libra (renommé Diem) avec la promesse de rendre les paiements aussi faciles qu’un courriel. Contrairement au bitcoin, ces nouvelles monnaies auront recours aux tiers de confiance.
On évoque la guerre des cryptomonnaies, mais il s’agit plutôt d’une guerre pour les données privées
La monétisation des données crée déjà beaucoup de valeur pour les entités qui les détiennent, comme Facebook et Google. Le contrôle des données de paiement pourrait décupler ce pouvoir et transformer, de surcroît, notre modèle économique et notre société. Certains alertent sur l’émergence du « capitalisme de surveillance » dans lequel l’utilisation des données privées permettrait de prédire et de modifier les comportements humains.
Ce n’est pas un hasard si Facebook est à l’initiative de la création d’une nouvelle monnaie et de son infrastructure de paiement. L’utilité d’un système de paiement dépend de la quantité de ses utilisateurs, ce qui conduit à un marché concentré géré par une minorité d’acteurs, comme c’est le cas de Visa et de Mastercard pour les paiements par carte bancaire.
Toutes les monnaies numériques permettent de tracer les transactions des utilisateurs. Qui aura le contrôle des données de paiement ? Etats ? GAFA ? Quelle sera leur utilisation ? Comment protéger la vie privée ?
Aujourd’hui, les données de paiement sont protégées par le secret bancaire, mais le cas de Google Pay et Apple Pay illustre la nouvelle problématique. Alors qu’Apple Pay est rémunéré par les banques, Google Pay fournit un service gratuit de paiement par mobile, mais les données collectées sont susceptibles d’être ensuite monétisées par Google pour optimiser le ciblage publicitaire. Le choix du consommateur n’est pas évident car les outils de paiement par mobile sont définis par le système d’exploitation. Apple Pay n’est pas compatible avec Android et le seul service de paiement mobile compatible avec l’iPhone est Apple Pay. Seule l’interopérabilité supprimera l’effet réseau et permettra d’élargir l’offre des outils de paiement pour les consommateurs.
L’enjeu des données est aussi au cœur des réflexions des banques centrales. La Banque centrale européenne envisage une possibilité de paiements anonymes avec l’euro numérique pour des montants faibles, mais les transactions traçables seront la norme pour prévenir le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale. L’intérêt pour les monnaies numériques émises par les banques centrales est plus fort dans les pays où la monnaie pourrait aider à mieux contrôler les échanges économiques informels. Le fait que la Chine soit le pays le plus avancé dans la conception du e-yuan et, en même temps, qu’elle ait imposé des restrictions sur le bitcoin est perçu comme le souhait de renforcer les outils de la surveillance étatique.