Réfléchir à la notion de monde, c’est réfléchir à notre approche, à notre rapport au monde. Un des fils conducteurs de notre réflexion peut être la main, En effet, cet organe est celui qui permet à notre corps la plus grande accointance avec le monde. Dans cet article, nous allons réfléchi nous demander quel rapport au monde nous ouvre la main.
La main permet un savoir sur le monde
La main relève d’une évolution biologique. Il s’agit tout d’abord pour nous de réfléchir dans quelle mesure cet organe, lié au faire, a permis par la biologie de modifier notre savoir du monde. En effet, Anaxagore, dans les Animaux d’Aristote, défend l’idée que l’évolution biologique de la main a modifié notre rapport au monde, nous permettant de le penser différemment. Aristote réfute cette hypothèse, affirmant que « Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. » : Aristote défend une position finaliste de la nature : parce que nous avions une pensée complexe, la nature nous a doté d’un outil permettant de concrétiser ces pensées, la main. La main serait alors l’outil des outils, que l’Homme, puisque le plus intelligent, peut utiliser : la main serait donc l’avantage spécifique de l’humanité. La main est une pluralité d’outils à elle seule car elle renferme toutes les possibilités. Ainsi, notre appropriation du monde passe par la prédominance du savoir sur le faire pour Aristote, et ce faire nous a permis d’être l’animal le plus intelligent.
Les récents travaux sur la biologie donnent néanmoins raison à Anaxagore : la découverte de notre passage de mammifère quadrupède à bipède a permis de revaloriser l’idée que le faire précède le savoir. Cette idée a notamment été développée par l’archéologue André Leroi-Gourhan. Il s’applique à expliquer le rapport d’appropriation des premiers outils par main, et annonce dans son essai Geste et Parole, que si l’on veut établir « une parenté réelle de la technologie, c’est vers la paléontologie, vers la biologie qu’il faut s’orienter ». Selon lui, « le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement (…) le premier et le plus naturel objet technique de l’homme, et en même temps moyen technique ». La main est désormais libre de fabriquer, et alliée à la pensée, elle peut s’engager dans un processus de création d’objets toujours plus ingénieux, assurant la survie de l’homo habilis, c’est-à-dire celui sait magner, puis améliorant le confort de la vie humaine. La main permet par ailleurs un autre accès au monde qui n’a peut-être pas grand-chose à voir avec l’amélioration du confort matériel de l’Homme, il s’agit de la possibilité d’exercer l’art.
Ainsi, la libération de la main nous permet une première appropriation du monde par la création d’objet, il nous faut donc désormais étudier cette relation profonde qui lie la main à l’outil.
La main comme ouverture au monde
L’existence, pour Heidegger, se manifeste dans un premier temps par l’existence quotidienne, qui se caractérise par sa relation avec l’étant intramondain, comprenons ici que « L’étant à l’intérieur du monde, ce sont les choses, les choses naturelles et les choses ‘douées de valeur’ ». Ainsi, cet étant se rencontre sous la modalité de la préoccupation, celle-ci étant la manière qu’a l’homme d’exister au monde, ce monde dans lequel l’étant apparaît comme « ustensile ». L’ustensile, c’est ce que Heidegger appelle Zeug, qui est en fait ce que nous rencontrons au premiers abords et de façon habituelle dans la vie quotidienne. Ici se développe l’idée d’une habitude à nous trouver dans le monde, entourés d’ustensiles. Finalement, cette habitude n’est pas ce qui provoque en nous la conscience d’appartenir au monde, et de comprendre ce qu’est réellement l’ustensile en question. En effet, dans le chapitre 3, §15 d’Être et Temps, Heidegger annonce que c’est l’espace de la chambre comme lieu d’habitation qui nous permet de comprendre les ustensiles qui composent la chambre comme appartenant à l’univers de la chambre. Nous ne pouvons comprendre un ustensile seul, il faut toujours qu’il soit pris dans un complexe d’ustensile pour retrouver sa signification. Dès lors, nous comprenons l’ustensile comme étant l’étant « bon pour », sous-entendu « bon pour faire quelque chose », et ce « bon pour » est ce qui caractérise le « pour quoi » de l’objet, c’est-à-dire qu’il révèle le sens de l’ustensile. C’est donc uniquement dans un contexte de complexe d’ustensiles que nous découvrons les ustensiles dans notre préoccupation journalière.
Le terme de « maniabilité » implique la relation qui relie l’ustensile à la main, et cette manière d’être de l’objet, de se révéler à nous, Heidegger l’appellera « l’être-sous-la-main ». L’étant-sous-la-main, c’est-à-dire l’ustensile sans être compris, se retire dans son être-à-portée-de-main, donc son utilité dès lors que cette utilité est comprise, pour se dévoiler être-à-portée-de-la-main. Cela signifie que l’objet que l’on peut saisir se repli dans son utilité pour que l’on puisse justement le saisir. Le marteau se repli dans son utilité de marteler pour qu’on en use pour marteler, et qu’on puisse ainsi saisir le marteau comme étant martelant. Nous constatons que la compréhension de l’ustensile n’est donc pas d’abord théorique mais pratique, via la maniabilité, nous faisons corps avec l’ustensile et donc son utilité, via la maniabilité nous nous approprions le monde.
Mais ainsi, chez Heidegger, le rapport au monde est toujours motivé par l’objet. Ainsi, il s’agit finalement d’étudier un rapport plus concret qu’entretient la main avec le monde, un rapport immédiat sans passez par cette nécessité de l’objet.
Pour un autre rapport originaire entre la main et le monde
Ce rapport originel entre la main et le monde, c’est le toucher. La main en effet est la porte ouverte aux sensations que procure le chose matérielle, mais la main peut aussi s’entendre comme la porte ouverte à autrui, elle permet le contact avec l’autre, mais aussi de communiquer avec lui. Dans L’Être et le Néant, à la Quatrième Partie « Avoir, faire et être », Chapitre II « Faire et avoir : la possession », Sartre propose une réflexion sur la caresse et son sens d’appropriation d’autrui : la caresse, c’est en un sens le désir exprimé de réaliser l’unité avec autrui, je projette de m’assimiler l’altérité d’autrui. Cette idée inspire les mots de Sartre : « Le désir est une tentative pour déshabiller le corps de ses mouvements comme de ses vêtements et de le faire exister comme pure chair ; c’est une tentative d’incarnation du corps d’autrui. » Cette peau m’attire, je désire m’approprier la chair de l’autre en le parcourant de ma main. C’est pour cela que la caresse n’est pas qu’un simple frôlement, car en caressant autrui, je fais naître la chair d’autrui sous ma main, par mon désir d’appropriation du corps de l’autre. La caresse porte en elle ce désir de pénétrer dans l’intériorité d’autrui, autrui qui s’est révélée comme chair devant mes yeux. Mais caresser autrui c’est aussi me révéler en tant que chair, dans le sens où j’accepte d’être cette main caressante, lieu de désir. « Je lui fais goûter ma chair par sa chair pour l’obliger à se sentir chair. » La caresse est donc une tentative de faire d’autrui sa propre chair, de s’inviter dans son intériorité, en ce sens la main est porte ouverte à l’autre. Elle créer ainsi ce monde commun entre moi et l’autre.