Le 1er février 2021, l’armée, dirigée par Ming Aung Hlaing renverse le gouvernement civil de la Ligue Nationale Démocratique de Aung San Suu Kyi, cheffe du gouvernement birman et fait arrêter cette dernière ainsi que le président Win Myint et divers ministres pour donner au commandant en chef de l’armée les pleins pouvoirs.
La Birmanie ou de son nom officiel depuis 1989 le Myanmar, composée par 135 ethnies, dont l’ethnie majoritaire bamar, a une histoire politique complexe. Quel régime était en place jusqu’alors ? Quelle est l’histoire politique récente de la Birmanie ? Quelle est la place de l’armée, aussi appelée Tatmadaw, dans le pays ? C’est ce que nous allons voir dans cet article.
De 1962 à 2011 : le temps des dictatures
Entre 1962 et 2011, la Birmanie est en proie à l’autoritarisme : deux dictatures, militaires, se succèdent. Ces dictatures ont notamment prospéré sur la division ethnique du pays et les tensions que celle-ci occasionnait, ce que l’on retrouve aussi aujourd’hui avec les guérillas ethniques qui touchent le pays, comme celle de l’Union nationale karen.
De 1962 à 1988, une dictature militaire marxiste
Le 2 mars 1962, le général Ne Win s’empare du pouvoir à Rangoun, la capitale économique et la plus grande ville du pays. Le coup d’Etat s’inscrit dans un contexte troublé : la Thaïlande en 1957, le Pakistan en 1958 ou la Corée du Sud en 1961 voient l’avènement de dictatures militaires. Ne Win remplace le gouvernement d’U Nu, premier ministre de la Birmanie entre 1960 et 1962 et membre de la Ligue antifasciste pour la liberté du peuple.
La dictature du Général Ne Win est marquée par une politique anticolonialiste et anticapitaliste et se révèle farouchement xénophobe. Le dictateur, chef d’un parti unique socialiste, le parti birman du programme socialiste, voulant mettre la Birmanie sur la « voie vers le socialisme » mène une politique d’exclusion des bouddhistes de la politique pour s’accaparer le pouvoir et lutte contre les minorités ethniques.
De 1988 à 2011, une junte militaire au pouvoir
En 1988, la « voie birmane vers le socialisme » est abandonnée et Saw Maung succède à Maung Maung à la tête du pays. Jusqu’en 1992, Saw Maung est à la tête du pays et permet le développement du capitalisme autour des cronies, hommes d’affaires corrupteurs proches du régime. En 1990, les premières élections multipartites depuis 1960 ont lieu et donnent une grande majorité à la Ligue nationale pour la démocratie, le mouvement fondé en 1988 par Aung San Suu Kyi, fille d’un militant pour la démocratisation du pays. Le gouvernement conteste alors les résultats et fait arrêter la dirigeante du LND pour la placer sous résidence surveillée dont elle ne sera libérée qu’en 2010. Celle-ci se voit décerner le prix Nobel de la Paix en 1991.
Than Shwe succède à Saw Maung en 1992 et dirige le pays jusqu’en 2011. Les inégalités économiques, la pauvreté et l’isolement international marquent durement le pays, ce qui provoque une défiance de plus en plus grande de la population face à l’armée. En 2008, le Cyclone Nargis tue plus de 140 000 Birmans et la réponse de la dictature militaire, absolument inefficace, achève de détruire l’image du gouvernement militaire.
La démocratisation progressive du régime
Quelle « transition démocratique » ?
Si la junte cesse formellement d’être le régime officiel de la Birmanie en 2011 avec son autodissolution et l’entrée dans la voix d’une « démocratie disciplinée » selon les mots de Than Shwe – expression reprise par le général Ming Aung Hlaing -, ce n’est qu’en 2015 qu’une véritable transition démocratique s’opère – du fait du boycott des élections de 2010 par les démocrates – avec la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi.
En 2011, plus de deux mille prisonniers politiques sont amnistiés tandis qu’une loi sur les médias et la fin de la censure d’Etat rentrent en application un an plus tard. De plus, le pays sort de son isolement national avec la levée des sanctions internationales en 2012 et emprunte alors la voie de la croissance, avec un taux de croissance annuel de 7% avant la pandémie du Covid-19 et une division du taux de pauvreté par deux.
L’imperfection de cette transition démocratique
Pour autant, l’armée conserve une assise et un pouvoir politiques majeurs dans le nouveau régime. En effet, la nouvelle Constitution est écrite en 2008 par l’armée et lui assure le contrôle des trois ministères les plus importants : la défense, l’intérieur et les frontières ainsi que 25% des sièges dans les deux chambres qui constituent le Parlement, ce qui empêche toute réforme de la Constitution. De plus, la Constitution prévoit qu’un candidat à la présidentielle ne doit avoir aucun membre de sa famille proche de nationalité étrangère, ce qui exclut Aung San Suu Kyi du pouvoir du fait de son mariage avec Michael Aris, un britannique. L’armée crée par ailleurs un parti, le Parti de l’union, de la solidarité et du développement.
Avec entre 350 000 et 500 000 soldats embrigadés, soumis à une politique de propagande massive, l’armée est la force majeure du pays et ne laisse pas de place à une démocratisation libre. Les inégalités restent flagrantes et si le pays a pu connaître une forte croissance, cela est principalement lié à son appauvrissement préalable : la Birmanie est passée de l’un des pays les plus riches d’Asie à la fin des années 1950 à l’un des plus pauvres aujourd’hui.
Aung San Suu Kyi semble seulement servir d’écran au pouvoir de la junte. Des lois pour réprimer la population, et notamment les minorités ethniques, ont ainsi été conservées. L’une d’elle consiste dans l’interdiction des associations ayant pour but de défier l’Etat. Les généraux birmans ne seront de plus jamais jugés pour les crimes qu’ils ont pu commettre pendant la période dictatoriale.
Mais le fait le plus marquant est celui du génocide des Rohingyas, massacrés par milliers à partir de 2017 sous le prétexte de l’attaque d’une base militaire de commissariats par des insurgés de la minorité musulmane du pays, à majorité bouddhiste. Les Rohingyas voient leurs villages pillés et 720 000 d’entre eux fuient vers le Bangladesh tandis qu’on décompte au moins 10 000 morts dans leur population. Cela n’empêche pas Aung San Suu Kyi de défendre les généraux à la Cour internationale de justice de la Haye, qui font face à une accusation de génocide, ce qui achève de détruire sa réputation.
Le retour à la dictature ?
Les rouages du coup d’Etat
Les élections de 2020 à la Chambre des représentants ont donné à la Ligue nationale pour la démocratie une importante majorité de sièges – 258 contre seulement 26 pour le PUSD –, de même qu’à la Chambre des nationalités où 138 sièges ont été gagnés par la LND contre seulement une faible minorité pour le PUSD. Le LND avait ainsi remporté 83,2% des sièges (si l’on ne compte pas les sièges réservés à l’armée) dans les deux chambres.
L’armée n’a alors eu de cesse de dénoncer des élections « truquées », ce qui lui a servi de prétexte pour son coup d’Etat le 1er février 2021. Aung San Suu Kyi a été arrêtée grâce à des accusations de « détention illégale de talkie-walkies » puis des accusations de corruption : elle aurait touché 550 000 dollars de pots-de-vin. Une vidéo diffusée sur la chaîne MRTV, chaîne de propagande pour les militaires, montre un promoteur immobilier confessant avoir acheté le gouvernement et sa cheffe entre 2018 et 2020.
Protestations et répression
La jeunesse s’est rapidement organisée pour protester contre le coup d’Etat, et le signe des trois doigts, inspiré par le film Hunger Games, les références à des séries et l’usage des réseaux sociaux (plus de la moitié de la population a en effet Facebook) ont servi au ralliement des manifestants, qui se battent notamment pour que « Mother Suu » soit libérée.
Par ailleurs, la zone industrielle la plus importante de Birmanie, Hlaing Thar Yar, qui a été une des premières bénéficiaires de la démocratisation du régime avec la hausse des exportations que celle-ci a permise, a été une zone majeure de résistance au coup d’Etat militaire, avec l’incendie de plusieurs usines et des conflits violents avec l’armée.
Mais la répression est féroce. Depuis le 6 février, l’accès à internet a été coupé et les manifestations sont réprimées dans le sang. Le 14 mars, après un mois de grève générale, 50 personnes ont été tuées par l’armée dans la banlieue de Hlaing Thar Yar et la loi martiale y a été décrétée le lendemain. Le 27 mars, journée de commémoration annuelle du soulèvement contre l’occupant japonais, a été particulièrement sanglante : plus de 100 personnes ont été tuées dont plusieurs par des snipers. En 2 mois, 440 manifestants ont été abattus.
Après une journée de deuil où les manifestations se sont faites plus rares, les manifestants ont appelé, le 29 mars, à une insurrection armée.
Les réactions internationales
Les réactions internationales ont pu être ambivalentes. La réaction de l’ONU s’est ainsi faite attendre du fait de la stratégie de blocage de la Chine et de la Russie. Et, lorsque l’organisation internationale a finalement réagi, elle n’a fait que rappeler « la nécessité de continuer à soutenir la transition démocratique en Birmanie (…), de maintenir les institutions et processus démocratiques, de s’abstenir de toute violence et de respecter pleinement les droits de l’homme, les libertés fondamentales et l’État de droit »
La Chine, elle, prône depuis longtemps une politique de non-ingérence qui implique de bloquer toute action de l’ONU concernant la politique nationale des pays qu’elle tient sous sa coupe. La Birmanie est l’un deux, avec 2000 kilomètres de frontières partagés. Mais en réalité, les intérêts de la Chine sont mitigés. En effet, celle-ci a mené une grande politique d’investissements liée aux nouvelles routes de la Soie et n’a pas d’intérêt à l’instabilité politique du pays. La visite de Xi Jinping les 17 et 18 janvier 2021 a été l’occasion de la signature d’accords très importants pour la Chine : la construction d’un chemin de fer et la mise en place de quatre zones économiques spéciales (ZES) ont été prévues. La Chine est par ailleurs le premier investisseur étranger en Birmanie de 1988 à 2019 avec plus de 21 milliards de dollars investis.
La Chine est accusée de donner des armes et d’approvisionner l’armée , ce qui provoque l’hostilité de la population birmane. C’est ainsi qu’en février, des messages sont publiés sur les réseaux sociaux et menacent de sabotage des pipelines chinois reliant le golfe du Bengale à Yunnan. La Chine est alors plongée dans l’embarras puisque, comme l’explique la chercheuse sino-américaine Yun Sun pour l’Institut Montaigne, elle « ne veut pas d’une Birmanie isolée », le coup d’Etat militaire allant donc à l’encontre des intérêts chinois.
Néanmoins, avec les répressions sanglantes, et notamment celle du 27 mars, les réactions internationales ont été relativement consensuelles : les chefs d’état-major d’armées de 12 pays ont publié un communiqué d’indignation le 28 mars dont ceux de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Japon ou du Royaume-Uni.
La France condamne aussi le coup d’Etat et les violences contre les manifestants : l’ambassadeur de France en Birmanie, Christian Lechervy, a intimé à l’armée birmane dans un communiqué de « cesser immédiatement la violence et d’œuvrer pour restaurer son respect et sa crédibilité auprès du peuple birman, qu’elles ont perdus par leurs actions » tandis que Joe Biden a dénoncé la violence de la répression.
Le coup d’Etat marque peut-être moins le retour à un régime dictatorial que la révélation de la mainmise de l’armée sur le pouvoir birman.
Sources :
Birmanie : un coup d’État permanent ? – Le Grand Continent
La Birmanie, ce voisin si vulnérable – Le Grand Continent
Birmanie : condamnations internationales après la répression sanglante de samedi (lemonde.fr)
La bataille de Hlaing Thar Yar a été un tournant du mouvement de résistance en Birmanie (lemonde.fr)
La Birmanie face au double jeu chinois (lemonde.fr)
Reversal of fortune – Myanmar’s coup turns the clock back a decade | Briefing | The Economist