Paul Cézanne est un peintre français appartement au courant de l’impressionnisme et précurseur du post-impressionnisme et du cubisme. Son œuvre picturale comprend près de 80 représentations différentes de la Montagne Sainte-Victoire. Sa peinture va intéresser de nombreux philosophes et notamment Merleau-Ponty qui l’analysera dans L’oeil et l’esprit, son ouvrage philosophique écrit en 1964, exprimant le cœur de sa réflexion sur la vision et l’art. Nous allons dans cet article essayer de comprendre comment les tableaux de Cézanne représentant la montagne Sainte-Victoire permettent une réflexion sur la notion de monde.
L’Oeil et l’Esprit : pour un retour au rapport originaire au monde
Il s’est agit pour Merleau-Ponty au début de l‘Oeil et l’Esprit de comprendre notre rapport actuel au monde et notamment notre connaissance des choses. Il pose ainsi toute la problématique de la science qui l’amènera à penser la vision : la science est comme en-dehors du monde, elle ne l’habite pas. L’homme ne fait que découvrir une nature qu’il a déjà construite. Il va donc s’agir pour lui d’explorer un autre rapport au monde, qui n’est pas ” de survol ” mais au contraire inhérent au monde, qui se déroule au milieu de ce monde, dans ” ce il ya préalable “. Ce nouveau rapport au monde, originaire, est celui du corps, défini comme “ entrelacs de vision et de mouvement ” : la vision comme liée originellement au corps mobile n’est jamais une appropriation du monde, elle n’est en qu’une exploration. Ainsi il en vient à dire que le corps et les choses sont de la même étoffe : le monde n’est qu’une prolongation de moi-même et si je peux voir le visible, ce n’est que parce que moi-même je suis visible, ce que je vérifie en me voyant et même en me voyant voir : ainsi, la vision comme liée originairement au corps brouille toutes les oppositions entre intérieur et extérieur, sujet et objet, entre sentant et sensible, et c’est ce qui fait pour lui notre humanité.
Mais alors comment retourner à ce rapport originaire au monde, celui de mon corps ? La peinture est pour lui une des solutions pour ce retour au monde : la peinture n’est pas de l’ordre d’une simple tentative de représentation de la nature, mais d’une représentation de la nature telle qu’elle est dans le sens que mon corps qui y est intégré la sent et que mon être par mon œil m’y fait prendre du recul pour que je me la représente et que je la représente. La peinture apparaît dès lors comme une mise en scène de notre rapport originaire au monde que l’on tend à oublier, éveillant, par ce dont elle est constituée (lumière, couleur,…), les motifs qui soutiennent notre regard. A travers la peinture, c’est notre vision originale qui est mise en scène, car elle nous présente le monde tel qu’il est perçu par le corps, sa « pulpe charnelle ».
La Montagne Sainte-Victoire : ce que le monde a gravé en nous
Ainsi, la peinture permet de révéler comment l’être des choses pénètre en nous. Merleau-Ponty prend ainsi l’exemple du travail de Cézanne autour de la montagne Sainte-Victoire : Cézanne, comme il l’explique dans ses entretiens, notamment ceux avec Emile Bernard, a recherché la nature, rien que la nature : ses tableaux sont une attention prolongée aux ombres, lumières, qui font notre vision, et qui font que la montagne Sainte-Victoire se dresse devant nous. La peinture est ainsi une interrogation, visant à questionner cette “genèse secrète des choses en notre corps” (l’Oeil et l’Esprit), et chaque tableau représente une réponse possible à cette interrogation : une certaine manière dont la montagne a pu apparaître à un moment à Cézanne. D’autres visions que celle de Cézanne sont donc possibles. Ainsi, on peut voir l’histoire de la peinture comme une vision qui ne cesse de se chercher.
Ainsi, la peinture nous offre toujours quelque chose de semblable au monde : elle nous offre ce que la vision a gravé de l’être en nous, une métamorphose de l’être en sa vision. On interroge, dans les éléments visibles qui font que par ma vision les choses se font sous nos yeux, ces “qualités secondes de la chose”. On interroge notre vision : sur quels éléments elle se fait, qu’est ce qui n’est que visuel et pourtant permet à la réalité de se tenir devant moi, comme la lumière, les éclairages, les couleurs… ? On laisse apparaître ce qui se dissimule à la vision, qui n’est là que pour faire apparaître la réalité : on interroge ce qui se fait en nous et non pas ce que l’on fait, on interroge la vision non pas comme récepteur mais comme computeur. Merleau-Ponty parle ainsi d’une visibilité entière du monde à recréer.
La place du peintre
Ainsi, le peintre est celui qui accepte que quelque chose se fait en lui, que je ne fais pas que recevoir sur mon œil des signaux que je cherche mais qu’au contraire, j’accepte d’être inclus dans un Être tout entier, et que la vision c’est avant tout un mouvement de l’être vers moi plus que du moi vers l’être. La peinture, c’est l’acceptation que la vision sait tout et qu’elle se fait en moi, moi qui ne sais rien. Le peintre est donc celui qui arrive à projeter ce qui se voit en lui, il accepte l’ouverture au monde que le permet sa vision. L’inspiration du peintre repose sur ça : inspiration de l’être des choses qui le transperce pour le rejeter sur la toile. Le peintre nous révèle ce qu’est avant tout voir et être au monde : investir le monde pendant qu’on le reçoit, entrer dans une adéquation totale avec la nature. Voir, c’est être dans le monde, c’est accepter de pénétrer dans le visible et d’y faire parti, et non pas tenter de l’interroger sans cesse, directement, de chercher à penser la vision mais au contraire de la laisser s’exprimer, de laisser s’exprimer ce qui émeut mon œil.
A retenir
La lecture du travail de Cézanne autour de la montagne Sainte-Victoire par Merleau-Ponty permet ainsi d’éclairer ce que serait un rapport originaire au monde, et le manière dont la peinture peut nous ouvrir à une autre vision, originaire, du monde, la manière dont il m’apparaît mais que j’oublie dans l’usage.