Raúl Prebisch a fondé ses travaux sur une critique rigoureuse des déséquilibres structurels du commerce international. Sa théorie de la détérioration des termes de l’échange, introduite dans The Economic Development of Latin America and its Principal Problems (1950), révèle un mécanisme pervers : les économies en développement, piégées dans une spécialisation basée sur les matières premières, subissent une perte de pouvoir d’achat relative dans leurs échanges commerciaux avec les économies industrialisées.
Ce mécanisme, exacerbé par des accords de libre-échange asymétriques comme ceux du Mercosur, pose la question centrale : comment les économies du Sud peuvent-elles tirer parti de ces accords sans s’enliser dans une dynamique de dépendance et de vulnérabilité économique ?
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La théorie de la détérioration des termes de l’échange appliquée aux accords du Mercosur
Prebisch soutient que les économies spécialisées dans l’exportation de matières premières subissent un déclin structurel de leurs termes de l’échange, mesuré par le ratio des prix des exportations sur ceux des importations. Ce phénomène repose sur deux observations majeures :
- Les prix des produits manufacturés croissent plus rapidement que ceux des matières premières en raison des gains de productivité concentrés dans les secteurs industriels des pays développés.
- Les revenus issus des matières premières, souvent soumis à une volatilité accrue, empêchent les économies du Sud de capitaliser sur les bénéfices d’un commerce durablement équitable.
Les accords du Mercosur, signés en 2019 après deux décennies de négociations, illustrent parfaitement les dynamiques identifiées par Prebisch. Ces accords ont pour objectif de renforcer les flux commerciaux entre les pays membres du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) et l’Union européenne, mais leurs impacts révèlent une asymétrie structurelle.
Les exportations du Mercosur vers l’UE sont dominées par les produits agricoles (soja, viande bovine, sucre), représentant environ 72 % des flux commerciaux en 2022. En revanche, les importations depuis l’UE consistent principalement en biens manufacturés, notamment des machines et équipements industriels à haute valeur ajoutée. Les subventions européennes, via la Politique agricole commune (PAC), créent une distorsion du marché. Par exemple, en 2021, les producteurs européens ont bénéficié de 54 milliards d’euros de subventions, tandis que les producteurs sud-américains, dépourvus de mécanismes similaires, subissent une concurrence directe, souvent insoutenable. En Argentine, le secteur laitier a enregistré une contraction de 15 % en trois ans, incapable de rivaliser avec les exportations subventionnées de l’UE. Simultanément, les petits agriculteurs brésiliens, notamment dans les régions les plus vulnérables, peinent à maintenir leur rentabilité face à une ouverture accrue des marchés.
Citation punchy
« La division internationale du travail, telle qu’elle s’est imposée, condamne les économies périphériques à rester dans une position de dépendance, subissant les fluctuations et les asymétries d’un système façonné par les intérêts des centres. » – Prebisch, The Economic Development of Latin America and its Principal Problems, 1950.
Quelques chiffres et informations clés
En 2022, le Brésil a exporté pour 30 milliards de dollars de produits agricoles vers l’Union européenne, mais a importé pour 40 milliards de dollars de biens manufacturés. Ce déficit sectoriel de 10 milliards de dollars reflète une structure commerciale déséquilibrée. À cela s’ajoute la volatilité des prix des matières premières. Par exemple, le prix moyen du soja, principale exportation brésilienne, a chuté de 18 % entre 2021 et 2023, affectant directement les revenus des exportateurs. En parallèle, le coût des machines importées d’Europe a augmenté de 12 %, amplifiant l’effet de la détérioration des termes de l’échange.
Les accords du Mercosur, tout en favorisant l’accès des produits européens aux marchés sud-américains, intensifient des fractures sociales majeures des deux côtés de l’Atlantique. En Amérique du Sud, ces accords renforcent les grands exportateurs agricoles et les multinationales, accentuant les inégalités rurales et marginalisant les petits agriculteurs, poussés vers l’exode rural. Par exemple, au Brésil, 1 % des exploitations agricoles génèrent plus de 50 % des exportations, tandis que les industries locales, souvent non compétitives face aux importations européennes, subissent des fermetures massives, comme en Argentine, où l’agro-industrie a perdu environ 20 000 emplois entre 2020 et 2023. En Europe, la concurrence perçue comme déloyale des produits sud-américains, souvent soumis à des normes environnementales et sociales moins strictes, suscite des protestations, notamment de la part des agriculteurs français. Ces derniers dénoncent un dumping environnemental, arguant que l’importation massive de produits sud-américains à bas coût érode les revenus agricoles et fragilise les exploitations locales respectant des normes élevées.
Face à ces défis, les gouvernements européens et sud-américains se retrouvent piégés entre la promotion des échanges économiques et la gestion des tensions sociales croissantes. En Europe, les manifestations agricoles, soutenues par des syndicats, ont mis en lumière les inquiétudes concernant l’impact des accords sur la souveraineté alimentaire et les emplois ruraux, comme en témoigne le mouvement des agriculteurs français en 2022. Simultanément, en Amérique du Sud, le rejet des accords par les populations rurales, telles que les campesinos paraguayens, reflète une méfiance envers des politiques commerciales perçues comme imposées par des élites au détriment des intérêts locaux. Ces tensions sociales et économiques, amplifiées par des différences dans les normes de production et des déséquilibres commerciaux, transforment les accords du Mercosur en un catalyseur de friction sociale, révélant les limites d’une mondialisation non régulée.
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