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Pour une critique de la violence, Walter Benjamin (1/2)

Sommaire

Dans cet ouvrage, Benjamin questionne la validité morale de la violence en tant que fondement du droit. La critique de la violence est ici la présentation de son rapport au droit.

La critique de Benjamin est avant tout une critique de la violence du droit. Toutefois, le terme français “violence” peut conduire à une distorsion du sens original. Le mot original utilisé par Benjamin est le terme allemand “Gewalt”. Or, ce mot germanophone n’est pas à prendre comme une violence physique ou corporelle. Nous lui associons plutôt des phénomènes comme force, pouvoir, puissance, autorité. Il s’agit ici de formes structurelles et abstraites de violence. 

Chez Benjamin, la critique du droit concerne donc sa violence structurelle. C’est la critique d’un droit qui tient toute sa légitimité de l’affirmation de mettre fin à toute violence. Ce caractère spécifique du droit, Benjamin le localise d’abord dans la violence de ses moyens. En fait, le droit est incapable de voir la violence de ces moyens. Il considère les moyens toujours selon leurs fins et jamais en tant que tels.

 

La violence selon le droit

Pour Benjamin, le rapport entre fins et moyens est au fondement de tout ordre juridique. Le droit cherche par ailleurs la violence d’abord dans le domaine des moyens. Or, si la violence est un moyen, il conviendrait de distinguer si celui est en vue d’une fin juste ou injuste. Cependant, une telle critique serait implicitement donnée avec un système de fins justes, or ce n’est pas le cas. 

Ici, la question n’est pas de déterminer les occurrences de son usage, mais plutôt de savoir si la violence en tant que principe est elle-même morale en tant que moyen pour des fins justes. Benjamin recherche donc ici un critère supplémentaire.

 

Le droit naturel

Pour commencer, il nous faut revenir à la distinction conceptuelle fondamentale entre droit naturel et droit positif. Pour rappel, le premier renvoie surtout à la légitimité, à l’idée d’une forme de justice supérieure, quasi divine. Le second est le droit institué, conventionnel et arbitraire. 

Pour le droit naturel, que la violence soit un moyen vers une fin juste ne pose aucun problème, la fin justifiant les moyens. Le droit naturel reconnaît la violence comme un produit naturel dont l’usage ne soulève aucun problème tant que l’on n’en méduse pas à des fins injustes. Par exemple, en vertu du processus de sélection naturelle, la violence est abordée comme moyen approprié à toutes les fins vitales de la nature.

 

Le droit positif

A cette thèse du droit naturel s’oppose celle du droit positif qui considère la violence, non pas comme une donnée naturelle, mais comme le résultat d’un développement historique. Le droit naturel juge chaque moyen selon ses fins. Le droit positif juge d’un droit en devenir en critiquant ses moyens. Autrement dit, la justice a pour critères les fins, la légitimité, les moyens.

Malgré leurs divergences, les deux écoles se rejoignent sur un dogme fondamental commun : “on peut atteindre des fins justes par des moyens légitimes, et appliquer des moyens légitimes à des fins justes.”

Pour Benjamin, il est toutefois impossible d’admettre la théorie du droit positif. Celle-ci opère une distinction fondamentale entre les types de violence, sans prendre en compte les cas particuliers dans lesquels il en est fait usage. Elle distingue la violence historiquement reconnue (sanctionnée) et la violence non sanctionnée.

Or, “une critique de la violence ne consiste pas tant à mettre en œuvre le critère du droit positif qu’à le juger.” Quel sens donner à la distinction faite entre violence légitime et violence illégitime ? La réponse n’est pas évidente et il faut se garder de la méprise du droit naturel qui la situe dans la justice des fins.

 

Fins légales et fins naturelles 

Benjamin distingue par la suite deux sortes de fins. Les fins naturelles, dépourvues de reconnaissance historique, et les fins légales qui concernent toutes les autres.

Il observe une tendance significative dans la situation juridique européenne : les fins naturelles des individus ne sont jamais tolérées, dès lors qu’elles pourraient être poursuivies de manière adéquate par la violence. En d’autres termes, partout où l’individu pourrait user de la violence pour atteindre ses fins naturelles, “l’ordre juridique impose l’établissement de fins légales que seule la violence du droit a le pouvoir de réaliser.”

Cette idée est exprimée par la maxime suivante : “sitôt qu’elles sont poursuivies avec un degré de violence plus où moins grand, toutes les fins naturelles des individus doivent se heurter aux fins légales.”

Le droit considère la violence aux mains des individus comme un danger menaçant de saper l’ordre juridique. Ce n’est pas la violence en tant que telle qui est condamnée, mais uniquement celle qui s’oriente vers des fins dites illégales. En fait, “l’intérêt du droit à monopoliser la violence au détriment de l’individu ne s’explique pas par l’intention de défendre des fins légales, mais bien plutôt par celle de protéger le droit lui-même.” La violence, quand elle n’est pas en sa possession, le menace par sa simple existence en dehors du droit.

 

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Par quelle fonction la violence peut se montrer si menaçante pour le droit et lui faire aussi peur ?

Par la suite, Benjamin analyse des types de droit qui ont un rapport particulier à la violence. Le premier est le droit de grève. Il est l’un des rares à autoriser la violence. Certes, la cessation de l’activité ne devrait pas être qualifiée de violence. C’est d’ailleurs sûrement pour cette qualité que l’Etat a accepté de céder ce droit de grève. Toutefois, le droit de grève n’est pas tant un droit à la violence accordé aux travailleurs “qu’un droit de se soustraire à la violence exercée indirectement par l’employeur.”

La grève s’annonce davantage comme un retrait ou un éloignement vis-à-vis de l’employeur. Toutefois, la violence intervient nécessairement lorsqu’on poursuit cette grève à des fins qui n’ont pas forcément à voir avec l’activité concernée. “En ce sens, le droit de grève constitue du point de vue de la classe ouvrière le droit d’utiliser la violence pour parvenir à certaines fins.”

D’ailleurs, rien n’empêche de déclarer illégal un recours simultané à la grève dans le cas où celle-ci ne trouve pas son motif particulier prévu par le législateur.

 

Le droit à la guerre

Le second cas analysé est celui d’un droit à la guerre. Ce dernier repose sur cette contradiction objective au sein même de la situation juridique : “les sujets de droit sanctionnent des violences dont les fins restent des fins naturelles pour ceux qui les sanctionnent.”

En effet, la violence de guerre s’oriente d’abord vers ses fins de manière immédiate. Il est néanmoins frappant qu’une cérémonie de paix s’avère absolument nécessaire. Le mot “paix” désigne du point de vue du droit une sanction, celle toute particulière qui accompagne a priori et nécessairement chaque victoire, indépendamment de tout autre rapport juridique. Cette sanction consiste d’abord en ce que soient reconnus les nouveaux rapports comme un nouveau “droit”.

Cette conclusion éclaire ainsi la tendance, évoquée en amont, du droit moderne à s’approprier toute violence. Il s’agit du moins de celle de l’individu en tant que sujet de droit, même lorsqu’elle vise des fins naturelles. “Si l’on a appelé fondatrice de droit la première fonction de la violence, cette seconde fonction peut être nommée conservatrice de droit.” conclut Benjamin.

 

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La violence conservatrice de droit

Pour finir cette première partie, il convient de revenir sur la violence conservatrice de droit. En effet, chaque droit prétend être violent juste en cas d’urgence, c’est-à-dire dans le cas où le droit tout court est menacé de l’extérieur dans son existence. Dans ce cas-là, le droit a non seulement le droit mais le devoir de se défendre contre l’agression extérieur pour protéger l’effet pacifiant du droit en général. Cette fonction du droit, Benjamin l’appelle conservatrice de droit. Néanmoins, cette auto-description est une auto-description trompeuse. En effet, chaque violence de droit ne sert pas simplement à la conservation du droit, mais elle est toujours et en même temps fondatrice de droit.

Chaque violence de droit ne défend pas simplement les frontières qui ont été tracées pour protéger un espace clos et dont la transgression menace de détruire l’espace qu’elles protègent. La violence de droit fonde aussi du droit. La violence de droit ne conserve pas simplement du droit déjà constitué, mais elle constitue elle-même du droit. Elle est fondatrice de droit.

La violence conservatrice de droit est une violence menaçante. Elle n’a cependant pas le sens de dissuasion que lui prêtent certaines interprétations. En effet, le terme dissuasion comporte un caractère qui contredit l’essence de la menace ; aucune loi ne peut prétendre à la dissuasion car cette dernière, contrairement à la menace et à la loi, subsiste l’espoir d’échapper à son emprise. En ce sens la loi s’avère d’autant plus menaçante qu’elle s’apparente à la fatalité d’un destin.

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Gabin Bernard