Dans une tribune du 30 mai 2023 publiée dans la revue Concurrences, le professeur des Universités à Paris 1 et professeur affilié à Skema Business School, ancien vice-président de l’Autorité de la concurrence, Emmanuel Combe, a pris la parole sur l’importance renouvelée dans un futur proche de la politique de concurrence dans un contexte d’Europe plus souveraine.
Le contexte actuel sonne-t-il le glas de la politique de concurrence ?
Emmanuel Combe commence sa tribune en rappelant le contexte particulier actuel : « sous nos yeux, l’Europe est en train de changer radicalement de visage : alors qu’elle se pensait d’abord comme un projet de grand marché intérieur, la montée en puissance technologique de la Chine, le protectionnisme américain, la transition climatique, la fragilité́ de nos chaînes de valeur, révélée notamment durant le covid, l’ont conduite à repenser sa raison d’être. »
En effet, l’auteur dresse un bilan de la situation du Vieux Continent : « l’Europe se veut désormais plus résiliente, en réduisant ses dépendances et en opérant un rattrapage technologique dans certains secteurs jugés stratégiques. Elle se veut plus industrielle, en se positionnant à la pointe des innovations de rupture et de la transition verte ; elle se veut plus protectrice, en luttant contre la concurrence déloyale de pays tiers et en régulant les géants du numérique. Cette Europe plus souveraine est en train de se construire avec de nouveaux instruments tels que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, le Digital Markets Act (DMA) ou le règlement sur les subventions étrangères.
Face à ce constat, il est légitime de s’interroger sur la place et le rôle qu’occupera la politique de concurrence européenne. A première vue, la politique de concurrence devrait être reléguée au second plan au profit de la politique industrielle, la politique de défense commerciale, les nouvelles régulations… De même, la souveraineté européenne repose en partie sur des subventions publiques massives et sur la constitution de champions européens, autant de leviers qui contreviennent au contrôle des aides d’Etat et des concentrations.
Cependant, Emmanuel Combe affirme, qu’au contraire, la politique de concurrence n’a pas dit son dernier mot et qu’une Europe résiliente, industrielle et protectrice ne se construira pas sans une politique de concurrence vigoureuse et renouvelée.
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La politique de concurrence européenne doit être vigoureuse et renouvelée
Emmanuel Combe détaille au fur et à mesure de sa tribune une série de cinq conditions pour une Europe résiliente.
Premièrement, la politique de concurrence est une forme moderne de politique industrielle. En particulier, lorsqu’elle lutte contre les abus de position dominante, elle évite que des géants ne freinent l’essor de jeunes pousses prometteuses, qui, par leurs innovations, sont susceptibles de rebattre les cartes dans un secteur. De même, en luttant contre les pratiques de “killer acquisitions” sous les seuils, le contrôle des concentrations se repositionne comme un outil de protection de l’innovation naissante : le but même d’une “acquisition tueuse” est bien souvent de faire taire un petit concurrent prometteur ou de l’incorporer à un écosystème existant, de peur qu’il ne vienne le contester.
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Deuxièmement, l’ancien Vice-Président de l’Autorité de la concurrence, souligne que lorsque l’Europe décide d’engager des milliards d’euros dans de grands projets industriels, la politique de concurrence a un rôle essentiel à jouer : s’assurer que ces projets restent le plus neutres possible sur le plan concurrentiel. L’enjeu est d’éviter à tout prix la capture des subventions publiques par les seuls acteurs installes, au détriment des nouveaux entrants.
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Troisièmement, l’économiste met l’accent sur la transition climatique et le nécessité d’une politique antitrust pour lutter contre les ententes qui visent à retarder de nouvelles solutions vertes. L’auteur prend l’exemple de la Commission européenne, qui a sanctionné en 2021 plusieurs constructeurs automobiles qui se sont concertés pour ne pas aller au-delà̀ de ce qui était exigé́ par la législation en matière d’épuration des gaz d’échappement.
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Quatrièmement, la politique antitrust a un rôle essentiel à jouer pour sécuriser les entreprises sur ce qu’elles peuvent faire et ne pas faire en matière d’ententes anticoncurrentielles mais bénéfiques pour l’environnement. L’ajout d’un chapitre sur les “accords de durabilité́” dans les récentes lignes directrices constitue un premier pas encourageant. Espérons que les autorités de concurrence nationales, à l’image de ce que fait par exemple l’Autorités néerlandaise pour les consommateurs et les marchés, sauront s’emparer de cette belle opportunité́ pour montrer qu’entente anticoncurrentielle ne rime pas forcément avec sanction mais aussi avec exemption.
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Pour finir, à l’heure où la mondialisation invite à la constitution de champions européens, le contrôle des concentrations a une nouvelle carte à jouer. Non pas en relâchant la vigilance sur les atteintes possibles à la concurrence mais en changeant la manière dont sont pris en compte les gains d’efficacité́. Ce serait l’occasion d’apprécier les fusions-acquisitions sous un jour plus conforme aux bénéfices qu’elles peuvent réellement présenter. Si elles peuvent altérer la concurrence, elles peuvent aussi, à la différence des cartels, entrainer des gains d’efficacité́, que ce soit par des baisses de cout ou une hausse de l’innovation. Ce serait surtout l’occasion de répondre aux partisans de la constitution de monopoles en Europe : les “champions européens”, ce ne sont pas des entreprises qui augmentent les prix au détriment des consommateurs européens, pour financer leur expansion sur les marchés mondiaux. Ce sont des entreprises qui se rapprochent pour baisser les coûts, créer des synergies, être plus efficaces et innover davantage, pour le plus grand bénéfice des Européens.
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Pour conclure, dans cette tribune, Emmanuel Combe nous explique que dans un contexte de profonds changements en Europe, la politique de concurrence demeure un pilier fondamental pour garantir une Europe résiliente, industrielle et protectrice. Elle joue un rôle clé en favorisant l’innovation, en protégeant les consommateurs et en facilitant l’émergence de champions européens compétitifs sur la scène mondiale.