Le thème au programme de l’épreuve de culture générale cette année pour les classes préparatoires commerciales est “la violence”. Cette notion est intéressante dans la mesure où elle peut recouvrir des actes, des situations plurielles, et avoir un impact sur l’individu. Un des axes intéressants pour aborder la violence est sa représentation, et notamment la possibilité même de sa représentation. C’est ce que nous allons tenter d’étudier dans une série d’articles consacrés à la représentation de la violence dans les arts et les lettres.
Aujourd’hui, nous nous intéresserons à la peinture de la violence avec l’artiste Nicolas Poussin, digne représentant de l’art classique de la peinture du XVIIe, notamment par une étude du Massacre des Innocents et du martyre de Saint Erasme.
Qui est Nicolas Poussin ?
Nicolas Poussin (1594-1665) est un peintre français associé au classicisme, mouvement du XVIIe qui souhaite revenir à une rigueur, à des formes pures “classiques” en rupture avec le baroque et ses extravagances. Il est introduit à la fin du XVIIe par le peintre Annibale Carrache qui défend l’étude des œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance. Le classicisme vise ainsi à représenter un idéal, celui de l’honnête homme, appuyé sur un ensemble de valeurs. Il s’agit de représenter le triomphe de la raison sur le désordre des passions, à travers des compositions rigoureuses et ordonnées.
Nicolas Poussin, surnommé “Le peintre des gens d’esprit”, est un digne représentant de la peinture classique. Les deux tableaux qui nous intéressent ici sont :
- Le Massacre des Innocents, peint entre 1625 et 1632 et aujourd’hui exposé au musée Condé de Chantilly
- Le Martyre de saint Érasme, peint entre 1628 et 1632 et actuellement exposé à la Pinacothèque vaticane.
Le Massacre des Innocents : quand la violence dépasse l’entendement
Cette toile représente Le massacre des Innocents, passage biblique issu du Nouveau Testament et cité dans l’Evangile de Saint Mathieu, chap. 2, verset 16-18 : c’est un massacre commis sur l’ordre d’Hérode, craignant l’avènement d’un roi des Juifs annoncé par ses propres devins dans la période même de la naissance de Jésus et qui a conduit au meurtre de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem.
Afin de représenter cette scène dans toute sa violence, Poussin a choisi un cadrage très resserré, s’intéressant à un détail du massacre général, « obsédant dans son économie » (Alain Mérot). Un contre-plongé vient monumentaliser ce groupe de figures, afin de faire éclater toute la puissance scénique et tragique qui s’en dégage, souligné par les couleurs vives que sont le bleu, le jaune et le rouge des vêtements des personnages. La composition est dite “refermée”, le regard dirigé vers elle par le vide qui entoure les figures, soulignant ainsi la concentration de la violence.
Violence qui elle est représentée dans les détails que sont le visage de la mère criante, du visage affolé du nourrisson et encore de la lame fine de l’épée qui prépare l’événement tragique à suivre.
La taille monumentale de la toile (147 × 171 cm) vient renforcer toute l’horreur et la violence de cette scène, en intégrant directement le spectateur, témoin du massacre qui se déroule comme face à lui.
Comme le souligne Suzanne Ferrières-Pestureau dans son article consacré à la violence dans l’art pictural, publié dans les Cahiers de la psychologie clinique (n°39), “ Poussin renonce à estomper la brutalité d’un acte si dépravé, ce qui amène à évoquer une désacralisation de la douleur quand la brutalité de la violence faite au corps entraîne la destruction du langage”. Ainsi, dans cette toile, malgré la référence à l’Antique dans les formes épurées et stylisées, la violence est rendue dans toute son horreur, sans volonté d’idéalisation, chargeant sa toile de tout le pathos possible : pour Pierre Rosenberg, « c’est le cri le plus poignant de toute la peinture française, celui d’une mère dont on tue l’enfant sous les yeux ». Ici, face à l’horreur de la violence, le peintre se refuse à l’idéaliser, la représentation ne peut qu’en témoigner.
Le Martyre de saint Érasme : l’idéalisation de la violence
Mais à rebours de cette représentation de la violence dans tout son pathos, on voit également dans l’œuvre de Poussin une volonté, plus générale, d’idéaliser la violence, propre au courant classique. Par exemple, dans l’oeuvre Le martyre de saint Érasme, qui représente les supplices subis par Saint Érasme dont les intestins sont extraits avec une roue, Poussin n’insiste pas sur la tragédie, la violence de la scène comme dans le Massacre des Innocents : au contraire, il insiste sur la résistance à la violence du saint, à sa douleur, “ conduit vers la transcendance en rappelant le message de l’incarnation et du Christ crucifié ” : la représentation de la violence, et notamment son dépassement par le martyr, permet ainsi de faire droit à une vision religieuse du monde, où les souffrances liés à la violence sous toutes ses formes peut trouver un apaisement par le recours à la transcendance et donc un accès vers le salut : “ la douleur infligée par la violence se dissout pour atteindre une réalité qui lui est supérieure ” pour reprendre les mots de Suzanne Ferrières-Pestureau.
Ainsi, nous avons pu voir différentes manières, pour un même peintre, de représenter la violence et ses effets sur le sujet : face à une représentation de la violence dans toute son horreur, dans toute sa tragédie, dont la peinture parvient à rendre compte en saisissant le spectateur tout entier dans la scène, il est possible aussi d’user de la violence pour la détourner et la comprendre comme un moyen possible d’accéder au salut, une transcendance étant possible, un au-delà de la violence étant atteignable pour le sujet.