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Faut-il plus d’Europe ?

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La question de la souveraineté européenne dans un monde multipolaire, fragmenté et marqué par des crises sanitaires, énergétiques et climatiques, invite à se pencher sur le rôle de l’Union européenne (UE) face aux grands défis globaux. Pour aborder ce sujet, l’on peut mobiliser un concept clé de l’économiste britannique Joan Robinson (1903-1983), une figure centrale de l’économie hétérodoxe du XXe siècle.

Robinson, bien que souvent associée à la théorie de la concurrence imparfaite, introduit aussi un concept particulièrement pertinent ici : celui de l’« effet de dépendance » (dependency effect), qui se réfère aux mécanismes par lesquels un territoire dépend de ses partenaires économiques en raison de sa spécialisation productive et de son orientation commerciale.

L’effet de dépendance de Joan Robinson 

Robinson développe le concept d’« effet de dépendance » pour montrer que lorsqu’un pays s’intègre dans des chaînes de production internationales, sa dépendance économique vis-à-vis de ses partenaires s’accroît, rendant sa souveraineté vulnérable. Dans un langage simple, on peut dire qu’un pays qui importe massivement des biens ou services essentiels (comme l’énergie, les composants technologiques ou encore les produits médicaux) est dépendant des autres pour satisfaire ses besoins. Cette dépendance limite sa capacité à prendre des décisions de manière autonome.

En maths ça donne…

Robinson explique que l’effet de dépendance est accentué par la spécialisation : si l’économie A produit majoritairement des biens agricoles, elle importe alors la majorité de ses biens manufacturés. Mathématiquement, cette dépendance peut être représentée comme suit :

D = ∑ (Si × Mi)

où D représente le niveau global de dépendance, Si​ la part des secteurs importés dans l’économie, et Mi​ le degré de monopole ou de concentration des fournisseurs étrangers dans ces secteurs. Plus la concentration Mi est élevée, plus l’économie A est dépendante.

L’intérêt de Robinson réside dans sa démonstration que cette dépendance n’est pas simplement une conséquence d’échanges commerciaux, mais un effet structurel d’un système où chaque acteur se spécialise selon ses avantages comparatifs. 

Prenons un exemple simplifié pour illustrer l’effet de dépendance appliqué à l’Europe : si l’Union européenne importe E=0,4 de son énergie de Russie, et que cette importation est concentrée sur des entreprises russes ayant une position de quasi-monopole (par exemple avec M=0,9), la dépendance énergétique De​ de l’UE sur la Russie pourrait être calculée ainsi :

De = E × M = 0,4 × 0,9 = 0,36

Ce chiffre de 36 % signifie que les décisions de souveraineté énergétique européenne sont liées à celles de la Russie dans une large mesure. Robinson aurait vu ici une illustration parfaite de son concept, car cette dépendance affaiblit la capacité de l’UE à garantir sa sécurité énergétique de manière autonome.

 

Lire plus : la dépendance de l’UE au gaz russe

Citation punchy

« La dépendance n’est pas un simple phénomène de commerce ; elle est le reflet des choix que nous faisons dans la répartition de nos forces productives. » (Joan Robinson, Economic Philosophy, 1962, chapitre 5)

 

Le cas du semi-conducteur et de l’autonomie technologique de l’UE

Un cas d’effet de dépendance sur l’UE est fourni par le secteur des semi-conducteurs. Ces marchandises, largement utilisées dans divers secteurs vitaux tels que l’automobile, l’électronique et la défense, sont dominées par des fournisseurs asiatiques et américains, notamment TSMC et Intel, qui assurent 70 % de la production mondiale. L’UE, en 2022, ne produisait que 10 % en semi-conducteurs, si bien que sa production faible implique que les USA, le Japon ou Taïwan pourrait à tout moment décréter des mesures qui paralysent l’approvisionnement. Lors d’une crise géopolitique entre la Chine et Taïwan, tout un pan de l’économie de l’UE serait à l’arrêt en raison d’une pénurie de ces composants.

La European Chips Act récente vise à atteindre 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs à l’horizon 2030 grâce à un investissement de 43 milliards d’euros pour développer la production européenne en la matière. Cette politique indique qu’il faille internaliser une partie de cette production, actuellement extrêmement dépendante des acteurs extérieurs : le pourcentage de l’offre européenne de semi-conducteurs est passé de 44 % en 1990 à 10 % aujourd’hui.

 

Lire plus : mais n’y a-t-il pas trop de compétition intra-européenne ? 

 

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