Dans son essai, Bénichou s’interroge sur les grandes morales qui jalonnent la littérature du XVIIe siècle : la morale héroïque incarnée par le théâtre Cornélien, la morale janséniste illustrée à travers l’œuvre de Pascal et Racine, et enfin la morale mondaine, dont Molière en est une figure de proue.
A travers ces quelques auteurs, Bénichou analyse la société et la littérature qui l’illustre sous le prisme de ces morales diverses. Il montre comment les morales littéraires sont inspirées des idéologies sociétales des époques, et comment ces idéologies façonnent à leur tour les morales littéraires.
Corneille et la morale héroïque
Orgueil du héros
Selon Bénichou, le théâtre de Corneille est la” glorification ou l’apothéose de la volonté”. Ce qui frappe chez Corneille, nous dit Bénichou, c’est le ton exalté et l’attitude glorieuse des héros qu’il offre en modèles au public. On remarque chez cet auteur une véritable inspiration féodale dans la construction psychologique des personnages. On retrouve souvent chez eux les idées d’héroïsme et de bravade, de magnanimité et de dévouement.
Bénichou souligne que les passions occupent tout le théâtre cornélien. C’est ce qui confère à son théâtre un aspect archaïque, digne des tragédies classiques. Sont mis à l’honneur :
– l’appétit de la gloire
– l’étalage ingénu du moi
– le choc de l’orgueil offensif et de l’orgueil blessé
A travers l’expression des passions, on découvre chez les héros cornélien le penchant à se célébrer soi-même
Exemple : Dans Horace, ce dernier rappelle sa valeur devant le roi après le meurtre de sa soeur : “Je ne vanterai point les exploits de mon bras”
La gloire
Pas question pour les héros cornéliens de douter de soi. Douter de soi serait, pour n’importe lequel d’entre eux, sortir du caractère héroïque! Un mouvement constant porte l’homme noble du désir à l’orgueil, de l’orgueil qui se contemple à l’orgueil qui se donne en spectacle, autrement dit à la gloire ! La gloire est l’auréole du succès.
Chez les femmes, la gloire réside dans la conquête d’un époux puissant ou royal.
Le public, dans les représentations d’une tragédie de Corneille se trouve dans une situation complexe. D’après Bénichou, ils ne sont pas seulement des spectateurs , ils jouent en même temps leur partie comme compagnons des héros et témoins de leurs gloires. Ils composent l’auditoire indispensable à ces créatures faites pour l’admiration. En ce sens, la tragédie cornélienne est doublement un spectacle puisque les grandeurs, les passions qu’elle représente sont déjà spectacle dans la vie, avant de le devenir au second degré sur scène. Corneille a bien souligné la signification sociale de son théâtre en mêlant sans cesse chez ses héros , la prétention du moi et l’orgueil de la race.
Le héros cornélien n’est jamais humble . Les héros de Corneille se chantent d’un bout à l’autre de leur rôle car la vertu noble ne sait se passer à aucun moment ni d’exaltation ni de publicité
L’émulation héroïque se trouve partout dans Corneille et produit ses plus grands effets dans le dénouement : la magnanimité y fait comme un feu d’artifice final.
Exemple: Dans Cinna ou la Clémence d’Auguste : le pardon d’Auguste réduit à néant la haine des conjurés, qui se change finalement en dévouement pour lui.
L’amour dans la construction du héros cornélien
L’esprit chevaleresque de ses pièces fait de l’amour un stimulant à la grandeur ! La conquête amoureuse reproduit avec ses compétitions, ses difficultés et sa gloire la conquête militaire et peut exiger les mêmes vertus. On comprend alors que la conquête amoureuse tient un véritable rôle dans la construction de l’orgueil du héros cornélien.
Si les héros de Corneille n’étaient qu’orgueilleux, même noblement, ils seraient pécheurs et détestables. Ils ne le sont pas, car ils rencontrent systématiquement un obstacle sur leur chemin, qui transforme, en quelque sorte, leur orgueil en une vertu « rare et héroïque ».
La femme conquiert dans le monde chevaleresque une influence : de simple objet de conquête qu’elle était , elle devient une maitresse exigeante et dominatrice. La souveraineté sociale de l’homme persiste mais se double d’une sorte de vassalité à l’égard de la femme. L’homme se dépouille devant elle de sa supériorité physique et par un acte d’adoration volontaire renonce à être son maître pour devenir son serviteur .
Exemple : Le Cid : Rodrigue a mérité Chimène en triomphant sur Don Sanche mais se jette à genoux devant elle après le duel et se soumet à sa volonté. Pour P. Bénichou, si Rodrigue va jusqu’au duel, c’est en considération même de son amour, et non en dépit de lui, car en vengeant son père il fait triompher la gloire, et devient digne de l’amour de Chimène. Corneille, en somme, n’oppose pas dans Le Cid l’honneur et le cœur ; il les confond.
C’est pour cela que Corneille se rattache à la littérature précieuse : les romans précieux sont pleins de sentiments et d’actions héroïques ou magnanime.
Le suicide d’honneur, direct ou par personne interposée, obsession des héros cornéliens, est un thème de l’action héroïque et de la vassalité à l’égard de la femme.
Exemple : Rodrigue demande à Chimène de le transpercer de sa propre épée.
Ainsi, dans l’œuvre de Corneille, selon Bénichou, s’entremêlent gloire, orgueil, chevalerie, amour, stoïcisme, et magnanimité. Le problème moral que pose son œuvre est donc la concordance possible ou non entre l’exaltation du moi et la vertu.
La morale janséniste
Définition
Racine fut janséniste, comme Pascal ; c’est pourquoi P. Bénichou, avant de s’intéresser à Racine, s’attache à définir le jansénisme, et à expliquer en quoi il participa à la destruction du héros cornélien.
Le jansénisme apparait au XVIIe siècle à Port-Royal. Pour faire simple, deux idées résument assez bien ce courant :
- le jansénisme nie la possibilité pour l’homme d’obtenir sa grâce par lui-même.
- le jansénisme refuse de voir dans l’homme tout prolongement héroïque ou divin de sa nature.
L’idéologie janséniste peut donc être définie comme une morale chrétienne rigoureuse qui condamne le relâchement des mœurs. Elle influence notamment Pascal, La Rochefoucauld, Racine et Boileau.
Jansénisme et héros cornélien
Le jansénisme ne pouvait qu’être hostile au héros cornélien. « Le héros, écrit P. Bénichou, tel que Corneille l’avait conçu, cette nature plus grande que nature, ce type d’homme plus qu’homme, qui fut le modèle idéal de l’aristocratie tant qu’elle demeura fidèle à sa tradition, n’a pas de pire ennemi que le pessimisme moral qui va de pair avec la doctrine de la grâce efficace. »*
En effet, l’idéologie janséniste s’oppose directement à la morale héroïque prônée par les héros cornéliens.
Corneille invoque la gloire, la bravoure, le triomphe des passions, là où les jansénistes n’y voient que de l’amour propre.
Pour les jansénistes, l’ambition et la grandeur recherchées par les héros cornélien ne sont que des vices intéressés.
La démolition du héros cornélien
Bénichou explique comment l’extension de l’idéologie janséniste va aboutir à la démolition du héros cornélien en condamnant tout ce sur quoi il s’est construit. Le héros cornélien un type d’homme plus qu’homme, n’a pas de pire ennemi que le pessimisme moral et agressif, plus ou moins fondé sur la théologie janséniste.
L’homme devient la plus faible , la plus inconsciente, la plus infidèle des créatures. Il était un moi au-dessus des choses, il devient une chose parmi les autres !
Les moralistes jansénistes aboutissent à une vraie dissolution de ce moi sur lequel on prétendait tout fonder et qui s’est dispersé lui même au sein des choses. Pascal, janséniste, : parle du “moi haïssable” : “je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait le centre de tout”
Pasacal , puis Laroche Foucauld débaptisent la gloire et l’appellent du nom de l’égoïsme, de l’amour propre , de l’amour de soi.
Racine ou l’austérité : la mise au pas du sublime
Avec Racine continue le démantèlement du héros cornélien et l’avènement d’une morale qui n’est plus héroïque.
Pour Paul Bénichou, Racine, c’est le théâtre janséniste fondu au goût de la cour de Versailles ; il est en cela dans une rupture évidente avec Corneille, et parfaitement représentatif de son époque.
La tragédie de Racine peut être considérée comme la rencontre d’un genre littéraire traditionnellement nourri de sublime avec un nouvel esprit naturaliste délibérément hostile à l’idée même du sublime.
(P. Bénichou, Morales du grand siècle)
Le théâtre de Racine rompt définitivement avec les valeurs d’héroisme et d’orgueuil du théâtre Cornélien. Cette rupture est particulièrement significative dans Andromaque, où la psychologie de l’amour elle-même voit un changement s’opérer. En effet, chez Racine, l’amour n’est plus courtois, chevaleresque. L’amour galant de Corneille est remplacé chez Racine par un amour plus brutal, qui va de pair avec une haine brutale également.
“La passion brutale et possessive que Racine a substituée à l’amour idéal de la chevalerie, en même temps qu’elle se meut dans les limites de la nature, est impuissante à y trouver son aliment et son équilibre : c’est par là surtout que la psychologie de Racine se rattache aux vues inhumaines de Port-Royal.”
L’instinct de destruction qui accompagne l’amour des perso de Racine ne les épargnent pas eux-mêmes: son aboutissement chez Hermione ou Phèdre est le suicide. Il ne s’agit plus ici du suicide héroïque emblématique du héros cornélien. Le suicide racinien découle de l’opposition entre haine et amour. Selon Bénichou, ce faisant, Racine adoucit et apprivoise la gloire, et humanise l’héroïsme.
Heinrich Heine : “Racine se présente déjà comme le héraut de l’âge moderne près du grand roi avec qui commencent les temps nouveaux. Racine est le premier poète moderne comme Louis XIV fut le premier roi moderne. Corneille respire encore le Moyen-Age. En lui et dans la Fronde râle la voix de la vieille chevalerie. Mais dans Racine les sentiments du Moyen-Age sont complètement éteints : en lui ne s’éveillent que des idées nouvelles; c’est l’organe d’une société neuve.”
La morale mondaine de Molière
Bénichou propose de voir dans l’œuvre de Molière une critique judicieuse de tous les excès humains : d’où la valeur permanente de cette œuvre ou chaque époque, chaque individu pourrait trouver de quoi corriger ses misères.
La prétendue inspiration bourgeoise de molière soulève d’invincibles objections. Le bourgeois y est presque toujours médiocre ou ridicule. L’idée de la vertu proprement bourgeoise se cherche en vain dans ses comédies.
Exemple : Les femmes savantes : le ridicule des femmes savantes naît de la disproportion entre leur rang et leur visée. Tout le ridicule des femmes savantes est dans leur obsession d’égalité , dans leur révolte contre la supériorité de valeur et de prestige attribuées aux hommes.
Molière a fait une place privilégiée au dispositif de guerre et de domination que ces femmes insatisfaites de leur sort maintiennent constamment dirigé contre les hommes.
Exemple : Armande voudrait régner sur son amant, Philaminte règne sur son mari qui avoue trembler devant elle.
La morale mondaine Racinienne, c’est donc la guerre des femmes contre les maris. C’est la forme concrète , mi-scandaleuse mi-burlesque sous laquelle le sens commun conçoit la protestation féminine.Pour Molière comme pour la majorité de ses contemporains, l’égalité des sexes revêt l’aspect de la guerre et de la division
La représentation caricaturale du bourgeois était de tradition dans la littérature comique. Le bourgeois fournissait à la comédie un type nettement délimité avec ses défauts et ses ridicules : avarice, faiblesse de courage, jalousie, penchant à la tyrannie, égoïsme, naïveté
C’est le plus souvent dans l’amour que le bourgeois de Molière manifeste son infériorité : c’est la tradition de l’incompatibilité du caractère bourgeois et de la galanterie. L’air bourgeois et le bel amour ne vont pas ensemble ! Ce n’est pas que le bourgeois ne soit pas sujet à l’amour: Molière aime à représenter Sganarelle amoureux. Seulement, pour Molière, les bourgeois ne savent pas aimer : ils mettent dans l’amour la même jalousie, le même accaparement qu’en toutes choses. Molière a représenté les bourgeois et les gentilshommes ainsi que les concevaient le sens commun. Son œuvre est significative : elle témoigne d’un certain état des idées reçues. C’est en cela que réside sa morale mondaine.
Si Molière a tant de succès à la cour, c’est donc parce qu’il partage avec elle le mépris du bourgeois, et le caricature avec tous ses vices (l’avarice, l’absence poétique, la jalousie, la couardise). Molière, en d’autres termes, c’est la morale de cour ; et quelle est cette morale ? — un état d’esprit centré sur la recherche du plaisir.
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