Dans l’histoire de la pensée économique, la concurrence est souvent perçue comme un moteur d’efficacité et d’innovation. Pourtant, Joan Robinson, une économiste britannique de renom et figure clé de l’école de Cambridge, offre une perspective critique sur ses effets négatifs, notamment à travers son concept d’exploitation monopsonistique. En étudiant cette facette sombre de la concurrence, elle montre comment les déséquilibres de pouvoir sur les marchés du travail et des biens peuvent engendrer des inefficiences économiques et des inégalités sociales.
À court terme : pression sur les prix et les salaires
Joan Robinson met en lumière une réalité souvent ignorée : sur des marchés imparfaits, la concurrence excessive peut conduire à une exploitation des parties prenantes les plus vulnérables. Prenons l’exemple du marché du travail. Lorsqu’une entreprise domine ce marché (en tant que monopsoniste), elle devient le seul acheteur de travail. Cette situation réduit le pouvoir de négociation des travailleurs et permet à l’entreprise de fixer des salaires bien inférieurs à leur productivité réelle, captant ainsi une part disproportionnée des bénéfices économiques.
Dans sa théorie, Robinson développe le concept de “marginalisme dans les salaires”. Supposons une entreprise monopsoniste sur le marché du travail. Elle décide d’embaucher un nombre de travailleurs L, payé à un salaire W, mais chaque augmentation d’embauche implique une hausse du salaire pour tous les employés. L’entreprise maximise son profit Π, défini par la différence entre son produit total Q(L) et ses coûts salariauxW(L)⋅L. L’optimum est atteint lorsque :
Productivité marginale du travail (PML) = Coût marginal du travail (CML) . Productivité marginale du travail (PML) = Coût marginal du travail (CML).
Cependant, en raison du pouvoir de marché, CML>W, ce qui crée un écart entre la productivité marginale du travailleur et son salaire réel. Cela conduit à une sous-optimalité sociale : l’entreprise embauche moins de travailleurs qu’en situation de concurrence parfaite, et ces derniers sont sous-payés.
Si l’on exprime le salaire comme une fonction croissante de l’emploi W(L)=a+bL, alors :
CML = W + dLdW ⋅ L = a+2bL
Le monopsoniste embauche jusqu’à ce que PML=CML, mais le salaire effectivement versé reste W=a+bL. L’écart CML−W=bL représente le bénéfice capté par l’entreprise au détriment des travailleurs.
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Citation punchy
« La concurrence imparfaite n’est pas seulement une déviation par rapport à l’idéal, mais une réalité qui exacerbe les inégalités au sein de l’économie. » – J. Robinson, The Economics of Imperfect Competition (1933)
À long terme : concentration des marchés et stagnation économique
Sur le long terme, une compétition féroce a pour effet d’éliminer les intervenants les plus faibles, conduisant à un regroupement des marchés. Après avoir dépassé leurs rivaux, les entreprises prédominantes restreignent peu à peu la diversité économique et entravent le passage de nouveaux intervenants. Cette concentration entraîne une baisse de l’innovation : les sociétés en position monopolistique ou oligopole ne nécessitent plus d’améliorer leurs biens ou services, car elles sont confrontées à peu ou pas de compétition. Par ailleurs, les bénéfices issus de ces entreprises se regroupent au sein d’une minorité, ce qui amplifie les disparités économiques. Joan Robinson désigne cette tendance comme une « captation des super-profits », dans laquelle les intervenants dominants s’emparent d’une proportion excessive de la richesse économique au détriment d’autrui.
Prenons l’exemple des grandes entreprises du numérique, telles qu’Amazon, Apple ou Google. En 2022, ces entreprises représentaient plus de 70 % du marché mondial de la publicité en ligne, selon un rapport de la Commission européenne. Cette concentration a étouffé la concurrence, empêchant de nouveaux acteurs d’émerger. De plus, ces entreprises ont exploité leur position prédominante pour imposer des conditions défavorables à leurs associés commerciaux, capturant par conséquent un grand nombre de marges provenant des petits fournisseurs. Selon une étude menée par The Economist en 2023, Amazon, par exemple, augmentait peu à peu les prix de ses services suite à la suppression de ses rivaux sur plusieurs marchés. Résultat : les prix augmentent pour les consommateurs, ce qui entrave l’innovation, puisque les intervenants prédominants ne proposent aucune motivation pour investir dans des progrès notables.
Cette concentration a des effets durables: elle restreint la variété économique et instaure une dépendance systémique vis-à-vis d’un petit nombre de participants. Cette dynamique, sur le long terme, pourrait conduire à une stagnation économique, car les grands acteurs privilégient la consolidation de leur position plutôt que d’investir dans des innovations onéreuses ou incertaines. L’importance d’une régulation proactive pour maintenir la compétitivité et l’équilibre des marchés est mise en lumière par ce phénomène, fréquemment négligé dans les analyses conventionnelles.
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