Depuis plusieurs années, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan mène une diplomatie à 360 degrés, aussi appelée par Nicole Gnesotto “politique de culbuto”. En effet, cette puissance émergente maintient des relations diplomatiques et construit des partenariats avec le plus grand nombre possible de puissances, afin de tirer profit de chacune de ces relations. Cependant, cela fait de la Turquie une puissance ambiguë qui s’allie avec des pays qui s’opposent, voire même se font la guerre (par exemple la Turquie est très proche de la Russie, mais également de l’Ukraine).
Une double-alliance avec la Russie ainsi qu’avec l’Occident
D’une part, la Turquie et la Russie se nouent d’amitié par leurs ambitions révisionnistes et néo-impériales. S’estimant humiliées par l’occident (le traumatisme du syndrome de Sèvres pour la Turquie, le ressentiment envers l’Occident lié à l’extension de l’OTAN pour la Russie), ces deux puissances révisionnistes remettent en question le monde occidentalo-centré et aspirent au retour de leur passé glorieux. De surcroît, cette alliance n’est pas seulement idéologique mais également économique (l’approvisionnement en gaz de la Turquie se fait par la Russie grâce au gazoduc TurkStream) et diplomatique (Ankara et Moscou ont mis en place une gestion commune du conflit syrien suite au processus d’Astana lancé en 2017).
Est-ce seulement une amitié de façade ? Effectivement, depuis qu’un avion de chasse russe a été abattu par la Turquie en 2015, après avoir violé l’espace aérien turc, une crise diplomatique s’est ouverte entre les deux puissances. La Turquie est également en désaccord avec la Russie sur la question du Haut-Karabagh mais aussi et surtout sur la guerre en Ukraine : la Turquie soutient l’Ukraine dans le conflit, lui a fourni des drones militaires, est en faveur de son adhésion à l’OTAN et a invité le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Istanbul en Juillet 2023, symbolisant la coopération stratégique turco-ukrainienne.
Située aux portes de l’Europe, la Turquie réalise d’autre part un fort rapprochement avec l’Occident, malgré des divergences idéologiques. C’est d’abord, en tant que membre de l’OTAN que la Turquie a accepté l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, au grand dam de la Russie (Erdoğan avait cependant longtemps bloqué l’adhésion de la Suède, l’accusant de soutenir les forces kurdes). La Turquie est également devenue un acteur incontournable de la politique migratoire européenne après avoir établi un partenariat avec l’Union Européenne en 2016 garantissant la réduction des flux migratoires de la Turquie vers l’Europe contre un soutien financier de l’UE. Enfin, la Turquie se tourne depuis peu vers les Balkans, et particulièrement vers l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine, en y renforçant ses investissements et ses liens culturels.
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Ankara et Pékin : De nouveaux partenaires stratégiques pour la Turquie
Première économie mondiale en PIB par habitant, la Chine de Xi Jinping n’échappe pas à la stratégie de diplomatie à 360 degrés opérée par la Turquie du “nouveau sultan” Recep Tayyip Erdoğan. En effet, depuis les années 2010, la Chine est le troisième partenaire commercial de la Turquie, derrière l’UE et la Russie, et les échanges économiques entre les deux puissances n’ont cessé de croître. L’une des routes de la soie relie Urumqi dans le Xinjiang en Chine à l’Europe en passant par la Turquie. Cette dernière est alors devenue l’un des piliers de la Belt and Road Initiative, impliquant de nombreuses coopérations : la construction d’un corridor ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars financé par Pékin en 2017 ou encore le projet du Tunnel Istanbul, un tunnel passant sous le Bosphore, financé par l’entreprise chinoise China Communications Construction Company (CCCC).
Notons que si Ankara reste en désaccord avec Pékin sur plusieurs sujets comme celui des Ouïghours, elle veille à ne pas critiquer ouvertement la Chine pour conserver ses bonnes relations diplomatiques et surtout commerciales.
L’Afrique : “nouveau terrain de jeu” (Sebastian Santander)
En décembre 2021, lors du troisième sommet Turquie-Afrique à Istanbul, Erdoğan a rappelé l’importance stratégique pour la Turquie d’un partenariat win-win avec l’Afrique. Depuis son arrivée au pouvoir en 2003 (d’abord en tant que premier ministre), Erdoğan a réalisé 15 tournées sur le continent noir, et le nombre d’ambassades turques y est passé de 9 à 43, symbolisant une claire volonté de la Turquie d’impliquer l’Afrique dans ses stratégies multilatérales.
Sur le plan économique, le volume des échanges commerciaux a été multiplié par 6 sous l’ère Erdoğan, et les entreprises turques investissent massivement en Afrique. Ainsi, la société turque Turkish Airlines est désormais la compagnie aérienne étrangère à l’Afrique qui dessert le plus de destinations sur le continent africain.
L’Afrique est également devenue un véritable arsenal militaire pour la Turquie, suite à l’installation d’une base militaire à Mogadiscio en Somalie en 2017. De surcroît, la Turquie a mis en place une “dronisation” (Dorothée Schmid) de son industrie de la défense, en multipliant les livraisons de drones fabriqués par la société turque Baykar vers des pays africains tels que l’Ethiopie ou encore le Burkina Faso.
Le retour du coeur moyen-oriental dans la politique turque
Dans son ouvrage La Turquie au Moyen-Orient, le retour d’une puissance régionale ? (2011), Dorothée Schmid développe l’idée que la Turquie, qui avait tourné le dos au Moyen-Orient au XXème siècle, réinvestit désormais cette région qui apparaît comme un terrain d’expansion économique et d’expérimentation diplomatique. La Turquie a notamment effectué un rapprochement avec les pays du golfe ces dernières années en attirant 25 milliards d’investissement de la part de ces pays. Elle pratique le pan-turquisme en développant son soft power au Moyen-Orient, grâce à sa politique d’aide humanitaire menée par son agence de coopération TIKA ou encore grâce à la diplomatie de la mosquée, qui consiste en la diffusion de l’interprétation turque de l’islam pour influencer les autres pays musulmans.
Conclusion
En définitive, la Turquie, carrefour des civilisations, multiplie ses partenaires à toutes échelles sur les plans économiques, militaires et diplomatiques. Elle vise ainsi à bénéficier du plus grand nombre d’opportunités en traitant avec une multiplicité d’acteurs. La Turquie porte l’ambition de devenir une puissance incontournable, qui se présente à la fois comme modèle pour l’Afrique et le Moyen-Orient et comme médiatrice entre la Russie, la Chine et l’Occident, quitte à pratiquer l’ambivalence.