Les bêtes ont peur et elles ont peur de nous ; vie terrible, comme le dit Nietzsche que celle de la bête de proie, de la bête-proie qui vit dans l’inquiétude du prédateur et n’arrache à cette « intranquillité » que quelques instants de vrai repos. Les bêtes ont peur les unes des autres et elles ont peur de nous et nous avons peur d’elles, une peur qui va de la simple crainte au spasme du dégout, une peur naturelle qui prend à revers l’intentionnalité de la présence, le mouvement vers l’être-auprès-de, qui caractérise notre rapport immédiat à la vie dans son expression la plus immanente, ce rapport qui nous porte vers les choses en ignorant le danger qu’elles représentent pour nous, comme l’enfant, avant qu’on ne le tourne vers lui-même et le force à regarder en arrière, le privant du même coup du « Pur », de « l’ Insurveillé que l’on respire et qu’on sait infini (…) ». (8eÉlégie).
On ne peut plus dès lors, accueillir les bêtes, leurs mouvements nous affectent et nous surprennent, ils contiennent la menace de l’inattendu que seule la domesticité pourra résorber. Peut-on parler alors de création ? Ou plutôt, qu’est-ce que cette création traversée par une telle fêlure, par la fracture de cette peur, par le flou de cette incertitude qui contraint chaque créature d’être en garde contre les autres, de se garder des autres et de penser toujours dans l’économie d’un possible péril ? Nous dérangeons la tranquillité des bêtes, leur paisible disposition d’elles-mêmes, et les bêtes, petites et grosses dérangent la nôtre par la menace réelle ou imaginaire qu’elles représentent, par l’impossibilité où nous sommes de partager leur langage et de négocier l’occupation de nos espaces communs, par l’incapacité où nous sommes de pratiquer leur langage alors que le nôtre suppose la reconnaissance de la contingence du signe, de sa liberté essentielle par laquelle il est une trêve dans le jeu des forces, dans la pure économie de la puissance.
Et c’est bien pourquoi nous ne sommes vraiment rassurés devant l’animal que dans le climat de la domesticité, c’est-à-dire dans l’avènement d’un rapport de domination et de maîtrise qui ouvre une possible connivence. Peut-on vraiment parler de création et de créatures quand nous ne pouvons hésiter qu’entre la peur et la domination ? Le psaume 148 demande à toutes les créatures de louer le Créateur – « louez Dieu depuis la terre, monstres marins, (…), bête sauvage et tout le bétail, reptiles et gent ailée » – mais comment louer une création dans laquelle toutes les créatures vont les unes contre les autres ? Et lorsque l’on convoque le très fameux Cantique des Créatures de Saint François d’Assise, on est étonné de voir que Dieu est loué pour frère soleil et frère vent, « pour sœur notre mère la terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes », alors qu’aucun mot n’est consacré aux animaux. C’est la légende qui rapportera que Saint François a apprivoisé le loup de Gubbio, l’a approché sans arc ni flèches, sans appareil photo non plus, et que le loup n’a pas eu peur, et saint François non plus. Ce récit dit bien cette aspiration universelle à une grande réconciliation, comme si la vocation des créatures n’était pas de se craindre mais de s’aimer assez pour louer ensemble cette création qui les unit.
Faute d’une telle réconciliation, les espaces sociaux seront construits sur la mise à l’écart de l’animal sauvage ou nuisible au profit du commerce exclusif avec les animaux utiles, le chien qui monte la garde, le cheval qui charrie les marchandises, le chat qui chasse les souris. Mais comme Michel Foucault l’a bien montré, cet espace urbain produit aussi des hétérotopies, ces lieux qui ne sont pas en continuité avec l’activité sociale et mondaine et ses effets de lumière et de mise en transparence, ses processus de contrôle et de normalisation sociale ; des lieux hétérogènes, en somme, de critique, de contestation, des lieux où le négatif peut s’exprimer, où la part maudite de l’énergie inemployée et qui gronde peut être à la fois déchargée et canalisée, libérée et retenue.
Ainsi en est-il du zoo, hétérotopie de l’animal en cage, devant lequel le triomphe de l’esprit et de l’ordre social sont des triomphes paisibles, où la beauté de la nature, son exotisme, ses bizarreries, son inquiétante étrangeté, sa puissance aveugle et imprévisible sont déliés du danger qu’ils représentent et des terreurs qu’ils font naître. A l’hétérotopie des égouts où circulent les bêtes de l’ombre, cette faune du sous-sol, correspond cette hétérotopie solaire de la domination de l’esprit, laquelle dit sa forme la plus civile, la plus raffinée dans la forme du « Jardin d’acclimatation ». En-dessous, les bêtes des souterrains, à côté et sous bonne surveillance, le goût mondain pour les bêtes, au cœur de la cité, l’affairement des hommes, le monde des signes et des codes, et dans ce monde de la surface où rien ne doit venir troubler les intérêts humains, des animaux domestiques, ceux qui savent se soumettre aux codes et au dressage ; dans la pleine lumière de l’espace social, la vie domestique, celle des hommes et des animaux, conquise contre l’inattendu de la vie sauvage, de la vie animale à proprement parler, avec sa cohorte de menaces minuscules et majuscules, enflées par notre imaginaire.
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Agrégé de philosophie, Bruno Roche enseigne l’histoire des idées contemporaines en classes préparatoires aux grandes écoles de commerce à Lyon. Parallèlement et depuis 2015, il dirige le Collège Supérieur, centre culturel dont la mission est de transmettre les ressources de la philosophie.
En 2008, il crée sa structure de conseil et coaching après 10 ans d’expérience dans la formation et l’accompagnement de projet et 3 ans de direction d’un centre de perfectionnement au management. Il est l’auteur, en collaboration avec F. Marfoglia, de L’art de manager, éléments pour comprendre, clés pour agir (Ellipses, 2007) et de plusieurs autres livres dont un petit commentaire du Crépuscule des idoles de Nietzsche (PUF, 2000) et L’art de coopérer (Peuple Libre, 2018).