Le Monde est en apparence un concept singulier et immuable. Comment savoir s’il ne se cache pas derrière lui une pluralité infinie de mondes tout à fait particuliers ? Voyons ensemble comment répondre à cette interrogation.
Avoir du biscuit en dissert’ (1/7) : Jakob Von Uexküll
Régulièrement, dans notre rubrique avoir du biscuit en dissert’, je vous déroule la pensée d’un auteur original qui n’appartient pas au cercle des philosophes « classiques », et ce en lien avec le thème, bien entendu.
Evidemment, il est indispensable de connaître Platon sur le bout des doigts et de maîtriser Nietzsche comme si on avait écrit soi-même la Généalogie de la Morale, mais parfois, sortir des sentiers battus permet de faire la différence ! Cet article est consacré à Jakob Von Uexküll, l’ouvrage de référence étant Milieu animal et Milieu Humain.
Quelques mots sur notre homme
Jakob Von Uexküll était un biologiste et naturaliste allemand des 19ème et 20ème siècles (il n’était pas philosophe). Ses études sur le comportement des animaux vont l’amener à penser ces derniers non plus comme objets mais comme sujets. Sa pensée va à l’encontre du discours de la « science classique » encore dominant à l’époque. Celui-ci était alors caractérisé par un anthropocentrisme outrancier et une tendance à « humaniser » la nature. Aujourd’hui, Von Uexküll est considéré comme l’un des pères fondateurs de l’éthologie, science qui étudie les comportements des êtres vivants.
Le déroulement de l’article
Dans la première partie, nous commencerons par définir le thème le plus simplement possible. Ensuite, nous verrons en quoi cette définition initiale pose un problème et pourquoi il est nécessaire de la dépasser. Nous tenterons alors d’introduire une nouvelle définition.
Puis, dans la seconde partie, nous articulerons notre nouvelle définition avec la pensée de l’auteur. Enfin, pour conclure, nous verrons concrètement face à quel sujet le raisonnement présenté peut être mobilisé.
La présupposée unicité du Monde n’est pas si évidente
Le caractère singulier du Monde ne vaut pour l’instant que comme présupposé. Penchons-nous sur la définition qui nous vient directement à l’esprit pour commencer notre raisonnement.
« Le Monde » ébauche de définition
Le thème de cette année est bien le Monde, au singulier, et même avec une majuscule. Cela sous-entend, a priori, qu’il n’y a qu’un monde, qu’il est unique, et qu’il englobe tout. Par « Monde » on désigne communément un ensemble : l’ensemble de tout ce qui existe.
Ainsi, notre première définition se réfère au Monde comme à un agrégat, une somme presque mathématique. Le Monde est un Tout objectif composé d’éléments disparates. Un arbre, une chaise, le porte-avion Charles de Gaulle et le Pape lui-même en sont tous des éléments. Le Monde est bien unique car il n’existe qu’une seule somme de tout ce qui existe. Si on retire un, ou plusieurs éléments de la somme, on ne parle plus du Monde mais seulement d’une partie du Monde.
Alors, où est le problème ? Déjà, on remarque que notre définition est très générale, infiniment floue. Le Monde c’est vaste, c’est même ce qu’il y a de plus vaste ! Ensuite, cette définition première ne vaut que comme concept. C’est une idée abstraite, dont on ne peut, globalement, pas faire grand-chose, à part la contempler dans son bocal idéel. Pour continuer à avancer, il faut redéfinir.
Un positionnement subjectif laisse entrevoir l’existence de mondes au pluriel
Penchons-nous tout d’abord sur la petite mise en scène qui suit.
En vacances sur la côte, Anne décide d’aller au Casino du Touquet avec son mari Jean. Elle s’assoit à une table de Blackjack et décide de jouer 50 euros. Surprise, elle triple sa mise et quitte la table, toute joyeuse, 150 euros en poche. Juste à côté d’elle, un riche homme d’affaires perd coup sur coup. Chaque nouvel échec lui fait sortir un autre billet de 500 euros de son veston. « Décidemment, on ne vit pas dans le même monde » s’écrie Anne en repartant, un peu déconcertée.
Le sens de « monde » dans l’expression de Anne est tout autre que celui de notre première définition. (D’ailleurs, il est particulièrement efficace de se servir d’expression de ce genre en dissertation pour explorer la pluralité des sens). Ici, il est synonyme de « point de vue » ou de « conception des choses ». En bref, il renvoie à la subjectivité de notre protagoniste, laquelle est bien différente de celle de l’homme d’affaires.
En effet, pour Anne, 150 euros représentent déjà une jolie somme, elle s’en acquitte volontiers. Mais pour l’hommes d’affaires, perdre 150, 1000 ou 2000 euros en une soirée est insignifiant. Cette divergence de conception des choses, de point de vue, traduit en réalité une différence de perception. Une somme d’argent identique n’est pas perçue de la même manière par Anne et par l’homme d’affaires. Pourtant, objectivement, 150 euros ont bien une valeur fixe.
L’Umwelt : le monde comme point de vue purement subjectif
Le petit exemple qui précède laisse penser qu’il existe des mondes subjectifs superposés au Monde objectif. Plutôt déroutant n’est-ce pas ? Voyons à présent comment la pensée de Uexküll permet d’éclaircir tout cela.
Une nécessaire distinction entre milieu (ou monde) et environnement
La thèse de Jakob Von Uexküll est la suivante. Il n’existe pas un monde unique à l’intérieur duquel les sujets (animaux ou humains) évolueraient. Chaque espèce vivante évolue dans un monde/milieu qui lui est propre, un Umwelt. Les caractéristiques, ou pour le dire de manière plus imagée, le « visage » de cet Umwelt, dépend de ce que le sujet perçoit au sein de l’environnement, et de la manière dont il le perçoit (quel sens il lui accorde).
L’environnement renvoie au lieu physique dans lequel le sujet évolue et à l’ensemble des éléments, eux aussi physiques, qui le composent. Il n’a de sens qu’en tant que concept objectif. C’est par exemple la forêt, qui est composée d’arbres, de biches, de papillons, de fruits des bois etc…
Le milieu renvoie au monde subjectif dans lequel vit le sujet. Il n’a de sens qu’en tant que concept subjectif. Il est le produit direct des interactions du sujet avec les éléments de l’environnement. Voyons un exemple en détails.
Un exemple pour comprendre : l’environnement et le milieu de la tique
Dans l’introduction de Milieu animal et milieu humain, Von Uexküll introduit sa pensée via l’exemple de la tique. Vous pouvez reprendre cet exemple vous-même dans vos dissertations, il est extrêmement facile à mobiliser.
Uexküll explique que la tique vit dans la prairie, c’est son environnement, il est vaste, composé d’une multitude d’objets. Au milieu de ce chaos en apparence infini, 3 éléments seulement existent pour la tique : la lumière du soleil, l’odeur de l’acide butyrique issue de la peau des mammifères et la chaleur du sang de ces derniers. Tout le reste est complètement occulté, virtuellement inexistant.
La vie de la tique est ainsi résumée : se guider grâce au soleil pour monter le plus haut possible (sur un brin d’herbe, une branche…), attendre de détecter une odeur d’acide butyrique, tomber sur un mammifère puis percer sa peau pour pomper son sang chaud, pondre, et mourir.
Il y a donc un fossé gigantesque entre la taille de l’environnement de la tique et celle de son milieu. Pourtant, les éléments de son milieu sont les seuls qui fassent sens pour elle, les seuls présents dans son monde. Ce qui est vrai pour la tique est vrai pour l’ensemble des espèces animales, y compris l’homme. Seulement, plus le sujet est complexe, plus son milieu l’est aussi. Ainsi, Uexküll écrit au chapitre 12 la phrase suivante :
« Tout sujet vit dans un monde où il n’y a que des réalités subjectives et où les milieux ne représentent eux-mêmes que des réalités subjectives »
Que faut-il retenir concrètement du concept de monde selon Uexküll ?
Cette dernière partie résume succinctement les apports de la pensée de Uexküll et propose une application directe de cette dernière.
Rappels des enseignements fondamentaux
La pensée de Uexküll est forte de 2 enseignements principaux
Le premier, il n’existe pas de monde unique dans lequel tous les sujets évolueraient avec les mêmes rapports de sens mais, au contraire, une multitude de milieux subjectifs propres à chaque sujet, forgés par les rapports que ces derniers entretiennent avec l’environnement global.
Le second, un monde est toujours rattaché à un sujet. Le sujet est celui qui donne un sens aux éléments de l’environnement, lesquels deviennent alors des éléments de son monde. Uexküll a forgé la notion d’Umwelt à cet effet, que l’on traduirait littéralement par monde-propre.
Mise en pratique concrète
Maintenant que nous avons bien cerné les enjeux de la pensée de Uexküll, voyons face à quel type de sujet il peut être opportun de la mobiliser.
Globalement, tous les sujets qui s’intéressent à la nature du monde. Ceux qui cherchent à déterminer son essence, où à comprendre ce qu’il est. Concrètement, on aurait des libellés de ce genre : « L’origine du Monde » « Le Monde n’est-il qu’une illusion ? » « Connaître le Monde ».
Après une première partie qui définirait le monde comme concept objectif (exactement comme dans le plan de cet article), on redéfinirait pour introduire une tonalité subjective, tout en explicitant que l’existence d’un monde est conditionnée à l’existence d’un sujet.
Aide méthodologique pour la dissert’ : rédiger une introduction, un paragraphe et une conclusion en culture générale