Alors que l’inflation avait pratiquement disparu des radars, dans de nombreux pays développés, elle a culminé à des niveaux jamais vus depuis des décennies : près de 8,5 % aux États-Unis en mai 2022 en glissement annuel, 7,4 % en Allemagne et 4,8 % en France. La flambée des prix est en partie cyclique, du côté de la demande, notamment avec les fortes hausses liées aux plans de relance, et du côté de l’offre, avec les ruptures d’approvisionnement persistantes et exacerbées par de multiples crises.
Mais au-delà de ces facteurs conjoncturels, d’autres facteurs plus persistants pourraient conduire à une sortie du régime de faible inflation que l’Occident connaît depuis 30 ans. La mondialisation qui a rendu possible la baisse des prix pourrait être durablement affectée, notamment par les tensions géopolitiques.
Nous allons aborder dans cette première partie les facteurs structurels de l’inflation, et dans un second temps nous nous concentrerons sur les objectifs contradictoires des gouvernements.
Une mondialisation en perte de vitesse
Si la mondialisation a largement contribué à l’établissement de 30 années de faible inflation, certains facteurs structurels pourraient y mettre un terme. La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine vont sans doute changer la face de la mondialisation, limitant potentiellement le phénomène de déflation importée en vigueur depuis le milieu des années 1990. Un tournant, faisant de la géopolitique un déterminant plus important de la supply chain mondiale. Ces changements structurels peuvent remettre en question le caractère déflationniste de la mondialisation. En effet, depuis le milieu des années 1990, le développement des échanges et l’internationalisation des chaînes de valeur ont été des facteurs importants d’atténuation de l’inflation dans les pays industrialisés en réduisant l’inflation importée. Depuis l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 1994, la part croissante des pays émergents dans le commerce mondial a en effet entraîné une chute spectaculaire des coûts de production mondiaux. Du fait de la mondialisation, l’inflation des prix à la consommation est devenue moins sensible aux facteurs nationaux et plus sensible aux facteurs mondiaux. La relation entre l’inflation et les salaires s’est également assouplie.
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La nécessité de rééquilibrer les salaires
Depuis les années 1980, la mondialisation s’est également accompagnée d’une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Cette relative compression des salaires a conduit la plupart des pays développés à exiger un rééquilibrage des salaires. Depuis l’épidémie, les tensions aux États-Unis se sont manifestées sous la forme de grèves multiples et du phénomène de « Great Resignation ».
Historiquement, la nécessité d’un rééquilibrage des salaires et les tensions sociales associées ont été au cœur de la dynamique de l’inflation. La gestion de l’inflation est indissociable de la répartition de la valeur entre capital et travail, qui est au cœur du capitalisme. En fait, l’inflation trouve ses racines dans l’affrontement perpétuel des groupes sociaux pour maintenir ou accroître leur part de la richesse nationale. C’est l’une des principales explications du fameux épisode inflationniste des années 1970. Comme dans la période actuelle, à la fin des années 1960, il y avait une forte demande salariale d’une partie de la population qui avait à peine profité de la croissance industrielle. Il y a vingt ans, la croissance du revenu national s’accompagnait d’une hausse des profits. Ainsi, la crise sociale de mai 68 marque brutalement le rejet des modalités de partage des revenus alors en vigueur par les salariés et inaugure une période de forte croissance du pouvoir d’achat des bas salaires. Le pouvoir d’achat du SMIC a augmenté de plus de 130 % entre 1968 et 1983, alors que dans le même temps le salaire moyen n’a augmenté que d’environ 50 % : dans un climat social mouvementé, les gouvernements successifs durant cette période ont effectivement donné annuellement des augmentations de salaires. Si les tensions sociales alimentent l’inflation, l’inflation contribue à son tour à ces tensions en raison de son effet redistributif. Le résultat est une confrontation accrue entre les groupes sociaux, chacun essayant d’élargir sa part de la richesse de la nation.
C’est plutôt la suppression de cette boucle de rétroaction entre instabilité des prix et mobilisation sociale qui est à l’origine du consensus déflationniste qui a émergé dans les années 1980. Les tensions risquent d’être exacerbées dans le contexte actuel, avec une faible croissance de la productivité et des groupes sociaux fragmentés se disputant les fruits d’une croissance plus lente. De plus, les possibilités d’expansion des marchés et de déplacement de la production qui ont apporté des bénéfices au cours des 30 dernières années sont beaucoup moins probables qu’elles ne l’étaient dans les années 1970. Fondé sur une croissance modeste des salaires compensée par des augmentations importées du pouvoir d’achat liées à la déflation, cette relation devrait disparaître.
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L’apparition d’une inflation verte ?
Outre les tensions croissantes sur la mondialisation et les salaires, le réchauffement climatique et la transition écologique peuvent également conduire à une hausse générale des prix. En effet, en plus de facteurs conjoncturels, la hausse des prix des matières premières ces derniers mois s’explique par des facteurs plus structurels.
Les dérèglements climatiques ont tendance à se multiplier avec le réchauffement climatique : en 2021, ils ont sévèrement affecté les récoltes au Canada, au Brésil et en Russie. Les pertes de récoltes liées aux vagues de chaleur et à la sécheresse ont triplé en Europe au cours des cinq dernières décennies.
La hausse des prix des matières premières s’explique aussi par les mesures prises ces dernières années en faveur de la transition écologique. Il s’agit peut-être de la première crise associée à cette transition. Les investissements dans les énergies polluantes ont en effet ralenti. Selon l’Agence internationale de l’énergie, les investissements mondiaux dans le pétrole et le gaz ont chuté de 26 % entre la première et la seconde moitié des années 2010. Ce ralentissement de l’investissement se produit lorsqu’il n’y a pas d’alternative. Dans l’UE, les énergies renouvelables ne représentent actuellement qu’environ 20 % de la consommation d’énergie, et l’augmentation de cette part prendra du temps.
Cela explique pourquoi l’augmentation des factures d’énergie non seulement n’est pas temporaire, mais s’aggravera à mesure que la lutte contre le changement climatique s’intensifiera. Il ne s’agit pas à proprement parler d’inflation verte puisque la croissance actuelle concerne majoritairement les énergies fossiles. Les matières premières énergétiques (charbon, pétrole, gaz naturel) ne sont pas les seules concernées par ces hausses de prix. En raison de la demande croissante, les produits de base nécessaires à la transformation écologique deviennent également de plus en plus chers. En fait, la hausse des prix est motivée par une forte demande et des politiques environnementales qui découragent les investissements dans un grand nombre de mines ou de fonderies qui rejettent les émissions de carbone. La réglementation a ainsi le double effet de stimuler la demande de technologies bas carbone tout en contraignant l’offre. C’est notamment le cas du cuivre, nécessaire à la fabrication de câbles ou d’équipements électroniques et dont les prix ont atteint des sommets. Au Chili, premier producteur mondial, le gouvernement envisage des permis miniers en raison de la nature hautement polluante de l’activité.
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Pour conclure, la difficulté pour les gouvernements est de savoir si les mesures qu’ils prennent doivent être conçues de manière à ne pas réduire les incitations à diminuer les émissions de carbone ou à aggraver trop fortement la compétitivité industrielle, et doivent en même temps prémunir les classes moyennes et les milieux modestes de hausses de prix qui les pénalisent fortement. À court terme, ces hausses de prix peuvent menacer la cohésion déjà fragile de nos sociétés, avec des risques d’embrasement. Une solution pour sortir de cette situation serait d’augmenter massivement les investissements dans les technologies vertes, seuls à même de concilier transition écologique, emplois industriels et préservation du pouvoir d’achat.
Cet article est une synthèse du chapitre 3 (Le retour de l’inflation et des dilemmes macroéconomiques qui vont avec) de l’Economie mondiale 2023 CEPII. Il a été écrit par Thomas Grjebine.