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Le rôle de la violence dans la culture humaine selon René Girard

Sommaire

Cet article s’appuie et restitue essentiellement la conférence de René Girard sur le rôle de la violence dans la culture humaine disponible sur Savoirs ENS. 

La violence, dans l’imaginaire collectif, est généralement synonyme d’agression. Elle est toujours perçue de l’extérieur. Or, c’est là un terme démagogique car quand on pense à l’agression on n’est jamais soi-même l’agresseur. En prenant cette définition, personne n’est jamais responsable de la violence (ce serait toujours le fait des autres) et on perpétue l’idée de la bonne nature humaine corrompue par la société mais bonne dans son essence première (Cf Rousseau).

 

La violence humaine est rivale

Girard prend la thèse inverse et controversée : la violence entre les hommes est rivale. Cette rivalité est fondamentale en société. On se rappellera notamment de Kant et de son concept “d’insociable sociabilité humaine” qui fait de la rivalité un moyen d’élévation fort efficace

Par ailleurs, cette violence rivale est déjà présente dans la nature, chez les animaux. Prenons par exemple les batailles acharnées entre les mâles pour l’accouplement. R. Girard pointe cependant que ces rivalités sexuelles ne se terminent presque jamais par la mort. Elles établissent plutôt des réseaux de dominance : le vainqueur passe alors toujours le premier en matière de désir.

 

La rivalité comme imitation du désir

Cette rivalité est en fait à voir comme imitation du désir. Une telle idée passe mal auprès des adeptes de Gabriel Tarde. En effet, ce dernier, rival de Durkheim par ailleurs, voyait en l’imitation la source de l’harmonie sociale. Gustave Le Bon verra lui aussi dans sa Psychologie des Foules le puissant rôle de l’imitation et la contagion qui va avec. 

D’ordinaire, les gens s’imitent car ils sont d’accord entre eux. Toutefois, dans le cas du désir, cela conduit à entrer en rivalité avec l’autre puisqu’il ne s’agit pas d’un objet d’entente. Si chacun désire la même chose, on est alors conduit à entrer en conflit pour la posséder.  Ce serait donc le désir propre à la nature humaine (“Le désir est l’essence même de l’homme” écrivait Spinoza) qui conduirait fatalement les individus à entrer en conflit et à recourir à la violence.

 

L’imitation, un principe naturel : les neurones miroir

Pour approfondir la question de l’imitation, Girard analyse ensuite la découverte scientifique relativement récente des neurones miroirs. Il s’agit d’un type de neurone qui se met à fonctionner lorsque l’on fait un acte et/ou que l’on observe en aussi cet acte. Pour Girard, cette découverte est très intéressante. Elle signifie qu’il y a une imitation instantanée. Celle-ci n’est pas apprise, elle est  innée. Le cerveau humain est programmé à l’imitation de ses pairs.

En fait, l’imitation est un phénomène d’apprentissage de lui-même. C’est le cas du langage par exemple. Force est de constater que ce sont les enfants qui éprouvent le plus de facilité à apprendre une langue. Ces derniers ne cherchent justement qu’à imiter ce qu’ils entendent là où un adulte s’efforcera de comprendre les principes sous-jacents (grammaire, conjugaison, etc) qui la régissent.

 

L’imitation, explication de la violence humaine ?

L’imitation est donc un phénomène spontané et si elle porte sur le désir, elle doit être l’explication première de la violence humaine qui est essentiellement rivale. Le comportement de rivalité est très important ici. 

Le capitalisme fonde d’ailleurs sur lui son idée de ce qui est essentiel dans l’activité humaine. Dans ce système, les hommes sont mis en concurrence les uns avec les autres pour la conquête de l’objet désiré : la propriété du capital

Lire plus : La violence comme cercle vicieux

 

Le rôle des interdits vis-à-vis de la violence 

Par la suite, R. Girard s’intéresse à la manière dont les sociétés cherchent à faire barrage à la violence, à l’atténuer. Il y trouve des éléments de réponse dans le rôle des interdits. Grâce à eux, les cultures cherchent à faire un système qui serait prescrit d’avance et qui fait qu’il n’y aurait jamais d’occasion de violence. 

Par exemple, si tout le monde désire la même femme, il y a conflit. Les interdits interviennent donc pour essayer de supprimer toutes les possibilités de conflit. Dans le cas des systèmes totémiques, cet aspect est nettement visible. 

 

Le cas du totémisme

Le totémisme repose en effet sur le culte d’un totem, objet sacré qu’il est généralement interdit de toucher, consommer ou d’entrer en contact avec lui de quelque façon que ce soit. Il existe même des communautés dans lesquelles le produit qu’il est interdit de consommer est donné totalement aux autres, et les autres donnent en retour le produit qu’ils récoltent et ne consomment pas. Cela est dû au fait que le contact permanent avec le produit qu’on est chargé de récolter pourrait susciter du désir envers celui-ci.

Il y a donc une symétrie dans la non consommation du produit qu’on récolte et dans le caractère religieux de ce don. Le produit récolté acquiert ainsi quelque chose de divin, de sacré. Le totémisme illustre ainsi parfaitement la manière dont certaines sociétés cherchent à se débarrasser de toute cause possible de violence en faisant de l’objet de désir (le totem) un interdit.

 

L’échange pour contrer la violence

Ainsi pour Girard, tous les phénomènes d’exopraxis sont une tendance contre la violence. Il faut aller chercher à l’extérieur, là on a pas de connaissance et donc moins de risque de se battre autour de cet objet. Même la mort est un phénomène de conflit remarque-t-il: on cherche à trouver un responsable, on se querelle pour l’héritage, etc. On a donc pu voir certaines sociétés primitives s’échanger leurs morts.

L’échange permet donc l’évitement de la violence. Pour Girard, le “don-contre-don” conceptualisé par Mauss est une fiction. Celle-ci découle de la prégnance de la pensée rousseauiste selon laquelle la violence aurait été inventée par la société moderne.

 

La rivalité comme concurrence

Revenons en à la rivalité. Elle est la violence essentielle chez les hommes, elle n’est pas l’agression mais bien plutôt la concurrence et elle est partout. Elle est d’autant plus mauvaise lorsqu’elle s’exagère qu’elle est bonne lorsqu’elle est productive (Cf L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber : on économise le capital, il se dote d’un caractère sacré et les hommes sont mis en concurrence dans la réussite sociale. Les idées de méritocratie et de self-made man peuvent venir en appui de ce propos.

Cette rivalité, on l’a vu chez Kant avec son insociable sociabilité humaine (Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique), est néanmoins productive. La rivalité est un phénomène essentiel chez les hommes. De ce point de vue, les neurones miroirs sont le reflet de l’intelligence, elles nous apprennent le langage par exemple. Toutefois, elles nous rendent fragile sur le plan humain et menacent l’harmonie de la société.

 

Les religions et la violence des mythes

Par la suite, Girard se pose une question particulière. Comment naissent les religions ? Lorsque les conflits dont Girard parle se généralisent à une communauté toute entière, lorsque tout le monde est en guerre l’un contre l’autre. D’ailleurs, remarque Girard, les mythes commencent tous par une crise terrible. Dans le cas d’Oedipe, c’est la peste par exemple. Ces mythes se terminent lorsqu’un individu est découvert comme responsable de la crise. Il est alors tué par la communauté toute entière.

Toutefois, dans les mythes, cet individu devient un dieu, il est à la fois très mauvais et très bon si on suit ses règles d’évitements. Par son existence le héros du mythe devient un symbole d’interdit qui dicte les sacrifices (exemples : le mythe des sacrifiés du Tartare : Sisyphe, Tantale, Danaïdes, etc).

On observe aussi la valeur cathartique de ces mythes, de la tragédie et du  héros divinisé par sa mort. 

 

La figure du bouc émissaire

Récapitulons : les individus imitent leurs désirs ce qui les conduit à se battre. Alors, ils imitent les adversaires, les conflits se contaminent et finalement tout le monde s’entend mimétiquement contre un seul individu désigné. Celui-là devient le bouc émissaire, le sacrifié. Sa mort permet à elle seuls la réconciliation et s’ensuit de la divinisation dudit personnage salvateur 

Toutefois, cette paix ne va pas durer car la rivalité mimétique va recommencer. Elle conduira à une nouvelle crise pour la société avant d’être résolue à son tour par ce meurtre unique. A chaque crise, la société essaye de recréer le phénomène de bouc émissaire, du sacrifice. En fait, elle multiplie les victimes pour se débarrasser de la violence (violence cathartique).

Aujourd’hui, toutes ces formes d’interdits et les sacrifices ont disparu, pourquoi ? En sociologie, on pourrait penser à N. Elias et son concept de “surmoi social” : le procès de civilisation a conduit chacun à adoucir ses manières et à atténuer ainsi la violence dans la société. Girard n’y fait en tout cas pas allusion et s’intéresse plutôt au cas du christianisme.

 

Le drame chrétien

Girard observe le drame chrétien. Ce dernier ressemble plus aux drames mythiques qu’on ne le pense. Il commence par une crise, celle de l’Etat hébreux dominé et supprimé par la présence de l’occupant romain. Le Christ est bel et bien une victime sacrificielle. La foule, qui a toujours été derrière Jésus, d’un seul coup, se rassemble contre lui et le condamne.

La crucifixion est le meurtre collectif contemplé par tous : le christianisme est un mythe comme les autres, voila la conclusion de Girard. Cependant, avant de finir, celui-ci note une différence notable, la véritable différence du christianisme avec le mythe. Le christianisme ne fait pas de la victime un coupable mais clame au contraire son innocence. Alors qu’Oedipe est coupable, le Christ est innocent. Le christianisme dit la vérité sur la tendance des hommes à changer des innocents en coupables.

Finalement, le discours de Girard ne s’attaque pas directement et intégralement à la violence mais il observe ses modalités et occurrences dans la société et notamment dans les religions dont il en est un spécialiste. 

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Gabin Bernard