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La face cachée des « Trente Glorieuses » (2/2)

Sommaire
face cachée des trente glorieuses

Cet article fait suite à une première réflexion sur les « Trente Glorieuses ». Ces années ont marqué la France de 1945 à 1975 et sont célébrées comme une période idéale. Or, la prospérité de l’époque s’est faite à un lourd prix environnemental. Sous plusieurs aspects, ces décennies ont en fait marqué une régression. Cet article cherche à renouveler notre regard sur les décennies d’après-guerre en les inscrivant dans une histoire environnementale globale.

 

Une croissance inégalement accueillie

Au-delà des termes de l’échange inégaux, les « Trente Glorieuses » n’ont pas été bénéfiques pour l’entièreté de la population. En 1954 en France, plus de 40% des logements n’avaient pas l’eau courante.  Par ailleurs, et contrairement aux idées reçues, la société française des Trente
Glorieuses était plus inégalitaire qu’aujourd’hui. Selon la World Inequality Database,
dirigée par Thomas Piketty et Gabriel Zucman, la part des 10% les mieux lotis en patrimoine atteignait 71% en 1949, contre 59% en 2020.

Contrairement aux idées reçues, les Trente Glorieuses ont été marquée par une progression des inégalités de revenus. Celles-ci se sont cependant réduites dans les années 1970 jusqu’au début des années 1980 (Cf. Les hauts revenus en France au XXe siècle, 2001, Piketty). Ainsi, tout le monde n’a pas bénéficié identiquement de la croissance. 

Il faut toutefois noter une certaine redistribution des richesses et des perspectives de mobilité sociale élargies à cette époque. Les destructions du capital engendrées par la guerre ainsi que le phénomène de démocratisation scolaire ont pu donner l’espoir d’une société plus égalitaire et plus juste. Néanmoins, le tournant des années 1980 aboutissant au consensus de Washington plus tard mettront fin à cette idée.

 

Progrès technique et conditions de travail

Il faut aussi déconstruire le mythe qui est celui d’un consensus social autour du “progrès”. Dans la nostalgie collective, tout le monde aurait communié après-guerre dans une même société consumériste, avec un même rapport à la technique, au “progrès” et à la croissance. Pourtant, de nombreuses oppositions au machinisme et à l’emprise de la technique ont vu le jour. Ainsi, dans Le travail en miettes : spécialisations et loisirs (1956), le sociologue Georges Friedman étudie les effets du progrès technique sur le travail. Il pointe notamment l’aliénation des conditions de travail engendrées par l’automatisation.

 

L’entrée dans l’ère de « l’Anthropocène »

La période d’après 1945 est considérée comme la “grande accélération de l’Anthropocène”, succédant ainsi à la période de l’Holocène. Cela signifie que l’humanité est devenue une force géologique majeure. A la fin du XXIe siècle, la température à la surface de la Terre risque d’avoir augmenté de 4°C, ce qui serait inédit depuis 15 millions d’années. Les études scientifiques qui font débuter l’Anthropocène avec la révolution thermo-industrielle notent aussi une “grande accélération” après 1945.

 

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Réflexion philosophique sur les « Trente Glorieuses »

Pour élargir l’approche, Jacques Ellul propose une réflexion intéressant et très pertinente sur le phénomène technicien. Dans le premier volume de sa trilogie consacrée à la technique (J. Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle), il montre que celle-ci est devenue le facteur déterminant de toute la société.

Bien plus que l’économie, la politique ou les valeurs éthiques, elle est “l’enjeu du siècle”. Si la technique s’est de tout temps offerte à l’homme comme médiation avec le milieu naturel, afin de s’émanciper de ses conditionnements, depuis le début du XXe siècle, la technique a changé de nature. Il s’agit de la recherche de l’efficacité à tout prix, de la primauté absolue de la solution la plus efficace.

 

Le diktat de l’efficacité

C’est ce diktat de l’efficacité qui remodèle toutes les instances de la société, en se riant de toute autre considération, économique, politique ou éthique. La technique ne respecte rien, elle profane ce qui était sacré jusqu’alors

Enfin, l’affirmation que profère Jacques Ellul, totalement inaudible au début des Trente Glorieuses, est la suivante : la technique est devenue autonome, elle s’auto-engendre et accélère elle-même sa course sans aucune intervention décisive ni aucun contrôle de l’homme.

Ainsi la politique n’a aucun impact sur les orientations de la société. Quelque soit le régime du pays, on relève la même course au productivisme et à la conquête spatiale.

 

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Charbonneau, une autocritique de l’écologisme

Par ailleurs, son ami Bernard Charbonneau propose lui aussi une réflexion intéressante. Celle-ci réside dans son autocritique du mouvement écologiste. Son jugement est énoncé et étayé à la fin des années 1970 dans Le feu vert. Il y dénonce la récupération des aspirations écologistes par la politique et entrevoit la prolifération des thématiques vertes dans tous les partis. Il prévoit même son extension aux industries de la consommation.

Il stigmatise également l’idéologie de la croissance verte et les dérives de l’écologie technicienne. Il envisage dans un avenir plus ou moins proche un certain scénario. A l’impuissance du mouvement écologiste, récupéré et phagocyté par le spectacle politique et le consumérisme, répondra une écologie autoritaire, imposant par la force à l’ensemble des peuples des mesures de survie devenues inévitables. 

L’autocritique de l’écologie qu’il a déployée en fait ainsi un précurseur du mouvement de la décroissance, singulièrement dans sa polémique envers le “développement durable”.

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Gabin Bernard