Le De Pictura, écrit par Leon Battista Alberti en 1435, est un traité de peinture qui expose pour la première fois les principes de la perspective linéaire qui va s’imposer dans la peinture italienne de la Renaissance. Il considère, dans son traité, le tableau comme une fenêtre ouverte sur le monde, qu’il s’agit de représenter de la manière la plus fidèle possible, au-delà des représentations symboliques du monde, du Moyen-Âge par exemple. Ce livre est ainsi un incontournable dans l’étude de la notion du monde car il représente une tentative de le représenter, mais toujours dans une soumission à la raison humaine : on ne parvient pas à le représenter, on ne parvient qu’à le reconstruire.
L’ouvrage
Le De Pictura se compose de trois livres : le premier s’intéresse à la question de comment dessiner l’espace, introduisant ainsi la notion de perspective au moyen d’une vision analytique de la vision. C’est le livre qui nous intéressera pour l’étude de la notion de monde. Les deux autres livres s’intéressent ensuite aux questions de comment emplir cet espace, par une présentation des techniques de peinture, puis de comment former une histoire au sein de la toile, avec cette fois ci un intérêt pour les figures, les couleurs, les mouvements qui sont dans la nature et que le peintre doit assembler pour les besoins de sa composition, pour la représentation du monde.
Il divise ainsi la peinture en trois parties, selon ce que le monde même nous donne : la peinture s’efforce de représenter les choses visibles, telles qu’elles apparaissent à la vue. Ainsi, lorsque nous voyons quelque chose, nous voyons qu’elle occupe un lieu, et donc le peintre doit tracer le contour de ce lieu : c’est ce qu’il nomme circonscription. Puis notre regard nous montre que les choses du monde sont constituées de nombreuses surfaces qui se combinent entre elles : le peintre doit donc réunir ces surfaces dans un lieu, c’est ce qu’il nomme la composition. Enfin, le regard permet de discerner distinctement couleurs des surfaces, dans la peinture c’est ce qu’on nommera la réception des lumières.
Le De Pictura présente ainsi une théorie de la perspective linéaire, dont la découverte et l’utilisation caractérise la Renaissance. Le monde représenté est ainsi un espace qui est le prisme de la vision convertie en espace. La technique de la perspective linéaire qu’il présente se résume ainsi : il faut tracer un quadrilatère qui forme la fenêtre, où finalement va se jouer la perspective selon la règle géométrique. Il faut déterminer la grandeur des Hommes peints sur la toile afin que tout le reste de la composition soit proportionnel. Enfin, il faut placer un « point central » (le point de fuite), qui ne doit pas être plus haut que la taille des Hommes que l’on veut peindre. Enfin, de nombreuses lignes, les lignes de fuites, rendront compte de la profondeur, toute allant vers le point central, avec une diminution des grandeurs plus on s’en rapproche.
La perspective n’est donc pour Alberti pas juste la condition d’une illusion de la réalité, (comme on pourrait le retrouver dans certaines œuvres du Moyen-Âge, où on signifie l’espace plutôt qu’on arrive à en représenter vraiment la profondeur) mais elle se veut un véritable outil d’analyse du monde, lui permettant d’être représenté en peinture, comme juge des rapports des parties et du tout ou encore des effets de volumes : la perspective rend ainsi compte vraisemblablement du monde, de la manière dont on le perçoit.
La fonction donnée à la peinture dans ce traité est de reproduire, de représenter le monde, en inventant des séquences d’actions humaines pourvues de sens (ce qu’il nomme l’historia). La peinture doit pouvoir revenir au monde, à la nature, c’est-à-dire à la réalité : il s’agit ainsi de faire surgir une nouvelle histoire dans la nature. « Celui qui regarde et les choses peintes devront sembler sur le même plan » selon Alberti : cela veut dire que celui qui voit et la peinture doivent appartenir à un même espace, l’action représentée sur la toile ne doit qu’être une continuation du monde dans lequel le spectateur est, d’où l’image de la fenêtre concernant la toile.
La construction du monde
Il est ainsi important de souligner qu’en fait la perspective n’est que pure construction mathématique et géométrique du monde qui se base sur la comparaison que l’Homme peut faire entre les diverses choses placées dans le monde (si un Homme voit dans vie réelle qu’un Homme paraît plus petit s’il est loin qu’un Homme juste devant lui, alors dans peinture on doit respecter ce code). Mais il ne s’agit que d’une simplification de la vision, par sa réduction à mécanisme de géométrisation de l’espace, qui est à la base du principe de construction de la perspective.
Ainsi, la perspective n’est pas la reproduction fidèle de la réalité, du monde tel qu’on le perçoit dans notre expérience vécue et dans notre expérience visuelle : la théorie de la perspective dévoile un autre monde, géométrique, construit, différent du nôtre. En effet, les conditions de la vision sont simplifiées car la vision vivante a lieu avec deux yeux, tandis que la perspective impose une vision cyclopéenne, et quand la vision vivante est mobile (nos yeux, notre corps est toujours en mouvement), l’oeil est réduit dans la toile par la projection perspective à un point fixe. La perception du monde selon la théorie de la perspective est ainsi réduite à celle d’une vision monoculaire et immobile, c’est-à-dire très différente de celle que l’on a.
Au cours de l’Histoire de l’Art, d’autres manières de représenter le monde apparaîtront, non plus par sa construction mais bien plutôt par sa “redécouverte”, par une attention aigue à ce qu’il est, comme dans la peinture de Cézanne, qui essaye d’en capter toutes les ombres, les nuances, les formes, au delà de la représentation parfaite de ses dimensions.
Conclusion
En d’autres termes, la perspective quand elle se veut une représentation fidèle du monde, n’est en fait qu’une construction du visible, et donc par conséquent un objet complexe et étrange, un contre-monde qui n’existe pas, suivant seulement la déformation réglée qui obéit aux lois de la perspective. Le monde n’est pas représenté, il n’est que construit par la raison humaine : on a affaire plus à un bout de pensée qu’à un bout de monde.