Régulièrement, dans notre rubrique avoir du biscuit en dissert’, je vous déroule la pensée d’un auteur original qui n’appartient pas au cercle des philosophes « classiques », et ce en lien avec le thème, bien entendu.
Le 3ème numéro que voici est dédié à l’écrivain et aviateur Antoine de Saint-Exupéry. Bien que pareil projet soit inévitablement réducteur, l’article tentera d’offrir une « vue d’ensemble » de l’œuvre immense et inachevée qu’il nous a laissé. Ainsi il ne sera pas question d’un unique livre, mais de deux. Deux livres que tout oppose mais qui sont, selon moi, les ouvrages les plus profonds de Saint-Exupéry. Le Petit Prince, et Citadelle.
Quelques mots sur notre homme
Antoine de Saint-Exupéry naît à Lyon en juin 1900. Après un parcours scolaire quelque peu hasardeux, il devient pilote à l’issu de son service militaire. En 1926, il est engagé par la compagnie Latécoère pour voler sur les lignes aéropostales reliant Toulouse au Sénégal. L’aviateur prend son envol. Ce métier dont il s’est épris, autant synonyme de danger que de courage, exerce une influence profonde sur sa personne. Il entre dans le monde de la littérature en 1929 avec son premier roman, Courrier Sud, largement inspiré de ses expériences de pilote.
Aux côtés d’autres romans, il publiera des œuvres plus philosophiques, à l’image de Terre des Hommes et de Citadelle. Celles-ci, empreintes d’un humanisme implacable, rendent compte d’une vision du monde tout à fait particulière. Il participe à la campagne de France durant la seconde guerre mondiale, où il assiste, presque impuissant, à la chute du pays qui l’a vu naître. Exilé aux Etats-Unis, il décide de continuer le combat en rejoignant les Forces Françaises Libres. Affecté à une mission de reconnaissance, il sombre aux commandes de son P-38 Lightning dans la Méditerranée le 31 juillet 1944, vraisemblablement abattu par un chasseur allemand. Le chapitre final de sa vie parachève l’avènement du mythe de l’écrivain aviateur.
Le Petit Prince et le monde du cœur
Il y aurait mille façons d’introduire la pensée de Saint-Exupéry. Mais dans le Petit Prince, elle s’y trouve exprimée d’une manière si pure et si simple que c’est de là que nous commencerons notre voyage. Aussi, si vous n’avez jamais lu ce livre, je ne peux que vous exhorter à le faire. Il est, je pense, bien plus qu’un simple conte pour enfant. Ci-dessous un court résumé du passage qui nous intéresse.
Lorsque le Petit Prince arrive sur Terre, il vagabonde d’abord longuement au milieu des montagnes et des déserts. A force de marches solitaires et d’errance, son chemin finit par croiser celui d’un renard qu’il apprivoise. Le temps passe et vient le moment pour le Petit Prince de reprendre son périple. Faisant ses adieux au renard son ami, celui-ci lui livre son secret le plus précieux. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».
Avec cette ligne, c’est presque la pensée tout entière de Saint-Exupéry qui se trouve résumée. Je vous propose d’approfondir la réflexion dans la partie qui suit.
Par-delà le physique et le corporel…
En analysant plus à fond la citation tirée du Petit Prince, on peut déjà en extraire quelques enseignements. Celle-ci oppose clairement deux manières distinctes de « voir », c’est-à-dire d’observer le monde, la réalité qui nous entoure. Aussi, elle oppose deux objets de la vue, deux « mondes » de nature sensiblement différente. Le premier est celui du sensible, celui que l’on regarde avec nos yeux biologiques. Et aux dires de Saint-Exupéry il est loin d’être le plus important. Le second relève du suprasensible, interdit aux sens corporels, il transcende le monde physique pour ne s’offrir qu’au « cœur ».
Le Petit Prince prend conscience de l’existence (et de l’importance) de ce dernier monde grâce à sa Rose. Quelque temps avant de partir explorer l’univers, une Rose germe sur sa planète. Il en prend grand soin, l’arrose tous les jours et la couve d’un dôme pour la protéger. Il s’éprend d’elle tout comme elle s’éprend de lui, et c’est à contrecœur qu’il la quitte. En arrivant sur Terre cependant, le Petit Prince découvre un jardin où vivent mille roses semblables à la sienne. Réalisant que sa Rose n’a en réalité rien d’unique, la tristesse et l’amertume le saisissent tout entier. Mais c’était sans compter sur les enseignements du renard…
Alors le Petit Prince retourne au jardin des roses et comprend qu’il a commis une grave erreur. C’est parce qu’il s’est occupé de sa Rose, parce qu’il l’a arrosée et protégée, parce qu’il l’aime et qu’elle l’aime en retour qu’elle est unique à ses yeux. Le caractère unique de sa fleur échoue à se matérialiser dans le seulement sensible. Et c’est dans le « monde du cœur », celui des relations, du sens, qu’il apparaît.
Les structures invisibles de la vie humaine
Pour Saint-Exupéry, l’homme ne saurait vivre sans le monde du cœur. En fait, la vie humaine elle-même suppose la création d’un tel monde. Chaque individu tissant, au fil de sa propre histoire, des liens avec ses semblables. Inexorablement une toile se forme, et l’homme se trouve pris dans un nœud qui le porte et le maintient dans l’existence. Un nœud invisible, un nœud de relations de sens, un véritable monde à part entière.
Ainsi l’amour, la famille, les rites quotidiens, les cérémonials et finalement Dieu sont autant de vecteurs de sens. Bien plus que des fictions vides ou des vues de l’esprit, affirme l’aviateur dans Citadelle, ce sont des éléments structurant la vie des hommes. Des lignes de force que l’on rencontre et qui donne un certain visage à l’existence. D’ailleurs, cette dernière privée de pareilles structures ne serait qu’un chaos innommable, un désordre sans nom.
Le monde du purement sensible est un royaume de l’inanité s’il n’est pas superposé au monde du cœur. Bien que ce dernier en découle directement. De surcroît, les choses, prises pour elles-mêmes, ne sont que poussières. C’est le sens que l’homme leur accorde qui leur donne toute leur valeur. Et ce faisant elles deviennent des lignes directrices pour lui, des repères, ce grâce à quoi il sanctifie sa propre vie. C’est précisément ce qu’a Saint-Exupéry en tête lorsqu’il écrit, dans une de ses correspondances :
« Peu m’importe que Dieu existe ou n’existe pas ! Dieu rend les hommes divins. »
Par divin, il faut entendre tout ce qu’il y a de grand, de noble, de majestueux en l’homme. En réalité cela renvoie à une myriade incalculable de choses. Le courage du soldat, le génie de l’architecte, la force de l’ouvrier sont autant de qualités humaines dignes de toutes les louanges. Et c’est grâce au génie que l’on érige une Citadelle, grâce à la force que l’on en assemble les pierres, et grâce au courage qu’on la défend. En outre, Dieu, tout comme une multitude d’autres choses, peut servir à fomenter ces qualités chez les uns et chez les autres. Sans ces qualités, il n’y a pas de Citadelle, il n’y a pas de civilisation, il n’y a pas de monde humain.
Le mot de la fin
« Ce n’est pas dans l’objet que réside le sens des choses, mais dans la démarche ». Telle est la citation à garder en mémoire si vous ne deviez retenir qu’une seule chose. Elle résume assez bien toute la pensée que nous venons d’étudier. L’objet prit pour lui-même est dépourvu de sens. Seul la place qui lui est accordée dans le monde des hommes en possède.
Par ailleurs, cette fois plus que tout autre, je vous invite à lire les livres d’Antoine de Saint-Exupéry. Au-delà de vos apporter du biscuit en dissert’, ils vous donneront du biscuit pour la vie. Bonne lecture !
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