“La liberté est un de ces mots détestables qui a plus de valeur que de sens.” écrivait Paul Valéry, pointant notre incapacité à définir ce concept abstrait. Elle est un thème central en philosophie politique ou lorsqu’on touche au droit. Aussi, il semble important de revenir sur les philosophes qui ont forgé notre conception de la liberté.
MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois : deux types de liberté
Montesquieu distingue dans sa pensée deux sortes de liberté. L’une philosophique, l’autre politique. Ces deux libertés sont de deux ordres différents. “La liberté philosophique consiste dans l’exercice de sa volonté”. Je suis libre tant que personne ne vient contredire ma volonté ou ne me force à aller contre celle-ci.
“La liberté politique consiste dans la sûreté”, du moins, dans l’opinion que l’on en a. Cette liberté dépend donc de la législation en vigueur dans la société, de “la bonté des lois criminelles”. Ce premier témoignage montre la dualité du mot “liberté”. Philosophique ou politique, le mot “liberté” désigne deux choses bien différentes.
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : l’homme se distingue de l’animal par sa liberté
L’animal est une machine, l’homme est un agent libre. C’est-à-dire qu’il peut agir par choix conscient et sans contrainte. C’est la conscience qui détermine notre liberté. Ainsi, l’animal agit par instinct, l’homme “par un acte de liberté”, par un libre choix. Contrairement à la thèse de Descartes, Rousseau ne constate qu’une différence de degré du point de vue de l’entendement entre l’homme et l’animal.
“Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre” mais “c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme.” En résumé, la conscience de sa liberté distingue l’homme de l’animal, encore faut-il savoir ce que veut dire être conscient de sa liberté.
EPICURE, Lettre à Ménécée : la liberté face au déterminisme et aux aléas
Epicure illustre sa vision de la liberté par l’image d’un sage. Le sage vit sans la moindre angoisse : il n’a sur les dieux des opinions pieuses, est sans crainte à la pensée de la mort et arrive à comprendre le but de la nature.”. Le sage ne craint ni la mort, ni les dieux, car il ne peut connaître véritablement aucun d’eux. De son point de vue en effet, la mort ne peut être vécue puisqu’elle est justement l’opposition de la vie. “Quant au destin […], le sage en rit.” L’épicurisme exprime la liberté sous la forme d’une tranquillité, le sage visant l’ataraxie.
SPINOZA, Ethique, I : il n’est rien donné de contingent dans la nature
Dans la pensée de Spinoza, le réel désigne l’ensemble du possible. En effet, la maxime “Deus sive natura” implique que toute chose est nécessaire et en Dieu. Spinoza pose la nécessité absolue des choses. La nature observe un ordre fixe et immuable.
Toute chose ayant une existence déterminée, l’homme ne semble pas libre de son destin (il existe bien en revanche une forme de liberté accessible pour lui, plus politique). “Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière.”
SPINOZA, Ethique, III : l’homme, un empire dans un empire
Spinoza rejette l’idée d’une place privilégiée de l’homme au sein de la nature. C’est ce qui lui valut (en partie) d’être excommunié. En effet, certains (et notamment l’Église) ont conféré aux affections un caractère extranaturel : l’homme trouble l’ordre naturel plutôt qu’il ne le suit, il ne tire que de lui-même sa détermination. C’est pourquoi ces gens cherchent un vice de la nature humaine : “Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaine” dans sa propre nature.
Or, pour Spinoza, les affections résultent de lois nécessaires de la nature divine. Elles suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les choses singulières. L’homme suit les lois communes de la nature, comme toute chose, il n’a pas un caractère particulier qui l’exempterait de ce déterminisme.
SPINOZA, Ethique, II : il n’y a point de volonté libre
Spinoza nie le sentiment de libre-arbitre et détruit par là toute perspective morale. Toute chose est en Dieu et produite par Dieu, elle est déterminée à produire quelque effet par la substance divine. “Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre.” Il n’y a que des volitions nécessaires et déterminées. Il n’y a dans l’âme aucune faculté absolue de vouloir mais des volitions singulières : l’affirmation et la négation.
L’homme n’est pas créateur de choix, il ne fait qu’accepter ou décliner ce qui se présente à lui. En réalité, l’absence de libre-arbitre a d’importantes conséquences sur notre perception de la moralité et semble contradictoire avec certaines idées de Spinoza. En effet, si tout est déterminé, s’il n’y a ni bien, ni mal, la philosophie morale de Spinoza considère tout acte comme neutre, même le pire des meurtres (Cf. Spinoza et Leibniz. Le bonheur par la raison, Luc Ferry).
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SPINOZA, Lettre LVIII : la liberté, illusion humaine
Spinoza remet en cause la conception cartésienne de la liberté selon laquelle la liberté est un libre décret de l’esprit. Pour Spinoza, la liberté désigne la nécessité comprise. “J’appelle libre […] une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature.” Il y a bien une liberté chez Spinoza, elle réside dans “une libre nécessité.” Ainsi Dieu existe et se connaît librement par cette seule nécessité : il existe par la seule nécessité de sa nature, il se connaît lui-même et toute chose librement.
Au contraire, les choses singulières sont contraintes par des causes extérieures. Le philosophe néerlandais prend l’exemple de la pierre en mouvement : si une pierre pensait son mouvement, elle se croirait libre alors même qu’elle ignore la cause première de son mouvement. De même, les hommes se croient libres alors qu’ils sont contraints ou déterminés par leur nature. Ainsi, la liberté consiste à être et à agir par la seule nécessité de sa nature, et non par les décrets d’un libre-arbitre illusoire.
EPICTÈTE, Manuel : les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas
Il y a dans la vie de nombreux aléas qui s’imposent à nous. Dans ces circonstances, seuls sont en notre pouvoir nos jugements. Dès que nous en sommes maîtres, nous sommes en mesure de gouverner notre vie. Peut-être ce qui peut advenir, nos jugements sont maîtres de notre liberté. Epictète distingue donc deux ordres de réalité : les événements et notre jugement.
“Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas.” Seul l’ordre du jugement permet d’accéder à la sagesse : “si tu tiens cela seul qui est tien, et étranger ce qui en effet t’est étranger, nul ne te forcera jamais à faire une chose.” En résumé, si l’ordre des événements est indépendant de nous, celui du jugement est libre.
THOMAS D’AQUIN, Somme théologique : l’homme est libre grâce à la raison
Selon Aristote et Saint Paul, l’homme n’est pas libre car il ne peut être cause de soi. Pour Saint Thomas, Dieu meut la volonté de l’homme qui ne peut faire ce qu’il veut. L’homme est libre grâce à la raison qui lui permet de juger : “l’homme agit par jugement, car c’est le pouvoir de connaître”.
Ce jugement libre lui permet de diversifier son action. De cette pensée découle une chose : “il est nécessaire que l’homme soit doué du libre arbitre, du fait même qu’il est doué de raison”. L’homme est libre, le jugement lui permet de choisir entre différentes actions également possibles.
DESCARTES, Méditations métaphysiques : la liberté est-elle indifférence ou mouvement vers le vrai ?
La volonté, infinie, est à l’image de Dieu: “Il n’y a que la seule volonté”. Cette volonté désigne le pouvoir d’affirmer ou de nier. Elle dispose d’un rôle actif par rapport aux idées : étant seulement le pouvoir de dire oui ou non, elle est sans limite. La volonté affirme ou nie sans contrainte. Toutefois, la liberté n’est pas l’indifférence de choix, elle est un choix éclairé par la connaissance du vrai.
Descartes écrit donc : “si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer […] et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent.” Pour le philosophe français, la véritable liberté est un choix. La liberté d’indifférence (le fait de ne pas choisir volontairement) est son degré le plus bas.
SPINOZA, Ethique, IV : l’homme médite sur la vie et non la mort
“Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie.” La sagesse, forme de liberté la plus totale, est la méditation de la vie. L’homme libre est celui qui vit suivant le seul commandement de la Raison, il n’est pas dirigé par la crainte de la mort mais désire ce qui est bon directement, il est à la recherche de “l’utile propre”. Pour ce faire, il médite sur la vie et non sur la mort.
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SPINOZA, Traité théologico-politique : agir selon son bon plaisir n’est pas être libre
Spinoza propose ici une vision politique de la liberté. Être libre, ce n’est pas être captif de son plaisir, mais vivre sous la conduite de la raison : “la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison.” Ainsi, obéir ne conduit pas à l’esclavage si le salut du peuple constitue l’impératif politique. En revanche, “si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave”.
L’esclave est celui qui agit, inutile à lui-même. Toute action doit être guidée par la raison est rendre service au moins à celui qui l’effectue. Être libre, c’est obéir à un Etat fondé sur la Raison, c’est “vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison.”
HEGEL, La raison dans l’histoire : l’esprit est liberté
D’après Hegel, l’Esprit est conscience, mais aussi objet de cette conscience. Il s’oppose parfaitement à la matière, l’Esprit est liberté. “La nature de l’Esprit se laisse connaître par son opposé exact.” En effet, toutes les propriétés de l’Esprit exigent la liberté : “la liberté est l’unique vérité de l’esprit.” A l’inverse, la matière est déterminée par un élément extérieur.
Il n’y a pas d’unité dans la matière, elle est une juxtaposition d’éléments et cherche son unité. L’Esprit, quant à lui, ne dépend que de lui-même et c’est pourquoi il est libre. “L’Esprit est ce qui demeure dans son propre élément et c’est en cela que consiste la liberté […]. Je suis libre quand je suis dans mon propre élément.”
NIETZSCHE, Le crépuscule des idoles : le libre arbitre n’est pas d’origine rationnel mais d’origine théologique
Nietzsche cherche à démontrer que le devenir est innocent, sans finalité ni volonté. On a inventé le libre arbitre afin de rendre responsable l’homme. “On a dépouillé le devenir de son innocence lorsqu’on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité le fait d’être de telle ou telle manière”.
Cette doctrine de la volonté a été mise en place dans le but de trouver un coupable. Ses inventeurs voulurent “se créer le droit d’infliger une peine”. “Les hommes ont été considérés comme “libres”, pour pouvoir être jugés et punis.” Vous l’aurez compris, Nietzsche critique (encore une fois) la religion catholique, responsable de ce libre arbitre illusoire. Faisant ainsi, toute action devait être regardée comme voulue et consciente. Le libre arbitre est lié au désir des théologiens de juger et punir l’humanité pour en être les maîtres.