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Zelizer et la signification sociale de l’argent

Sommaire

Dans La signification sociale de l’argent (2005), Viviana Zelizer montre que la monnaie est une institution organisatrice essentielle des sociétés contemporaines.

 

Une rupture avec la tradition sociologique

Zelizer s’oppose à la tradition sociologique depuis Simmel qui dit que la monétarisation des économies entraine la corruption, la déshumanisation, la dissolution de la vie sociale (présentée comme froide et calculatrice), la dépersonnalisation des liens sociaux.

Au contraire, selon Zelizer, les transactions monétaires intimes existent toujours et n’ont pas qu’un rôle utilitaire. De plus, il est impossible de séparer sphère marchande et celle non-marchande, les deux étant liées.

Ainsi, Zelizer parle de « marquage social de l’argent » pour expliquer que des sommes d’argent sont préaffectées à des dépenses particulières. Autrement dit, l’argent est un outil multiforme, « marqué » socialement dans ses significations et usages, publics et privés.

 

Femmes et argent domestique

Durant la période étudiée par Zelizer (de 1870 aux années 30), la production et l’organisation de la monnaie domestique dans les familles américaines s’opèrent selon deux divisions principales :

  • Division sexuelle : alors que les gains sont principalement dus au travail des maris, les dépenses liées au foyer reviennent aux femmes. Cette transformation du salaire masculin en devise domestique féminine est alors source de conflits : pour obtenir l’argent dont elles ont besoin pour leur dépenses personnelles, les femmes sont obligées de quémander auprès de maris abusant parfois de cette situation de dépendance. D’un côté, les hommes veulent conserver la propriété exclusive de cet argent, et de l’autre, les femmes vont lutter des décennies pour qu’une part déterminée du revenu familial leur revienne.
  • Division sociale : là où les épouses des familles pauvres « volent » quelques pièces dans les poches de leur mari, les bourgeoises utilisent le mensonge ou les fausses factures…

En outre, Zelizer se réfère à Kathleen Gerson qui explique que la part du revenu familial gagnée par la femme ne se traduit pas directement en pouvoir au sein de son ménage. Mais cette part peut redéfinir les relations sociales : l’identité du mari passe du “soutien de famille” au “père concerné”.

 

Dons

Certains dons côtoient la frontière de l’échange marchand mais l’assimilation des cadeaux à des transferts marchands occulte une donnée essentielle : il existe de multiples types de transferts modernes.

Les cadeaux suscitent de la gratitude, supposent une relation à long terme, peuvent être des actes de charité… Ils doivent être appropriés en valeur comme en caractère pour rappeler le rapport entre donateur et destinataire. Les présents reflètent les liens sociaux mais sont aussi susceptibles de les définir.

A mesure que les dons d’argent se multiplient, les formes et les significations des échanges se développent : ils s’accompagnent de marquages sentimentaux et personnalisés (emballage, inscription intime…).

La valeur ne doit pas être déterminée par le prix : c’est la différence entre un cadeau et un paiement ; ils ne sont pas interchangeables.

 

Dépenser correctement et protection sociale

Zelizer constate dans son étude qu’on continue à considérer que les pauvres sont inaptes à consommer correctement. Cette incompétence est de moins en moins attribuée à leur bassesse morale, de plus en plus à leur inexpérience technique, notamment chez les femmes pauvres et issues de l’immigration. Il faudrait donc des personnes qualifiées pour superviser les dépenses des bénéficiaires des aides.

Dans cette perspective, le consumérisme a renouvelé les pratiques de protection sociale : on donne du liquide, mais sous conditions. Zelizer montre que les pouvoirs publics ont fait en sorte que les devises destinées aux pauvres demeurent distinctes, identifiables et contrôlables.

 

L’omniprésence des marquages

Rompant avec le modèle utilitariste de la consommation (les biens seraient choisis en raison de leur qualité et de leur prix), des théoriciens de la consommation (Veblen, Bourdieu) considèrent que les marchandises sont les indices du monde symbolique changeant auquel les groupes sociaux appartiennent.

De même qu’il y a un marquage des biens de consommation par tel ou tel groupe ethnique ou religieux, par la classe, par le sexe et par l’âge, il y a un marquage des monnaies, témoignant de l’omniprésence des marquages au moyen desquels les êtres humains donnent un sens à leur vie individuelle et collective en personnalisant des possessions et des activités matérielles.

Cependant, l’argent diffère des autres biens sociaux : plus fongible, mobile et transférable, il relie des individus d’un pays et entre les pays, et ce phénomène est d’autant plus fort sous l’ère de la mondialisation et du numérique.

 

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Nora Lucchesi