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La trajectoire exceptionnelle de l’Estonie, success-story de l’Europe de l’Est

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Le 5 mars prochain, l’Estonie se rend aux urnes pour renouveler son Parlement. Ces élections sont cruciales pour ce pays voisin de la Russie, désormais considérée comme une menace existentielle après l’invasion de l’Ukraine. C’est donc l’occasion de revenir sur la trajectoire exceptionnelle de ce petit pays, devenu un leader mondial de l’économie numérique en moins de 30 ans.

L’Estonie partait pourtant de loin : seul Etat balte intégré à l’URSS, elle a souffert des dysfonctionnements de l’économie communiste et de retards de développement. Après son indépendance, elle a réussi à enclencher une transformation remarquable, avant d’intégrer l’Union Européenne et l’OTAN. Alors, quels ingrédients ont fait le succès de l’Estonie ?

Le choix d’une thérapie de choc pour sortir du communisme

Envahie par l’URSS en 1940 puis par l’Allemagne nazie en 1941, l’Estonie est finalement intégrée aux républiques soviétiques. Elle est donc administrée par l’URSS de 1945 à 1990. La période communiste est caractérisée par une économie planifiée centralisée, une forte emprise de l’État sur l’économie et une absence de liberté d’entreprise. Conséquences : une stagnation économique et un développement insuffisant, bien que le pays soit le moins pauvre des républiques soviétiques. La collectivisation des terres a également entraîné une baisse significative de la production agricole.

Après la chute du communisme, l’Estonie choisit de suivre une thérapie de choc qui la transforme radicalement. Sous l’influence du FMI, le gouvernement estonien décide dès 1991 la fin du contrôle des prix, la privatisation de la majorité des entreprises publiques et la libéralisation des marchés. En 1992, la couronne estonienne remplace le rouble russe et en 1994, une flat-tax met fin au système d’imposition progressive. Par ailleurs, la libéralisation politique est réussie et un système démocratique pluraliste se met en place.

Ces réformes structurelles ont dans un premier temps des conséquences négatives. Comme ailleurs en Europe de l’Est, le démantèlement des structures communistes entraîne une hausse des inégalités, une baisse du PIB et une dégradation des conditions de vie. La privatisation des entités étatiques a également provoqué des licenciements massifs et donc une hausse du chômage. Toutefois, dès le milieu des années 1990, l’Estonie prend son envol. Elle tire profit d’une économie de marché stable et compétitive pour réaliser un développement impressionnant. Entre 1995 et 2007, le pays a ainsi connu une croissance annuelle moyenne de 7,3%, la plus forte d’Europe. En effet, les réformes structurelles visant à réduire le rôle de l’Etat se sont accompagnées de politiques publiques de long-terme.

Le numérique, choix audacieux et clé du succès estonien

Pour booster son développement, l’Estonie parie sur l’essor des NTIC, alors que la décennie 1990 voit la démocratisation croissante d’internet. Cette stratégie dite du « bond du tigre » permet le déploiement massif des infrastructures numériques et facilite la modernisation de l’administration estonienne. Les autorités s’attachent à implanter la culture du numérique au sein de la population à travers de nombreuses mesures.  En 2000, le gouvernement lance un programme ambitieux visant à informatiser l’ensemble du système public, et la population peut déjà payer ses impôts et taxes en ligne. En 2002, le pays introduit l’identité numérique, qui permet aux citoyens d’accéder à une variété de services en ligne comme les services bancaires et les soins de santé. C’est également en 2002 que commence l’usage des signatures digitales. Le pays met en place le vote électronique en 2005 et la E-résidence en 2014.

Aujourd’hui, l’Estonie est la société numérique la plus avancée au monde et un leader mondial dans l’e-gouvernance. D’une part, ce choix a considérablement amélioré l’efficacité et la transparence des services publics et réduit la corruption. D’autre part, il a fortement boosté la croissance en simplifiant et clarifiant les démarches administratives. On estime ainsi que le pays économise 2% du PIB chaque année grâce aux services en ligne, et les heures de travail libérées augmentent la productivité. Surtout, ces investissements massifs ont créé un environnement favorable aux entreprises technologiques et aux startups. Le secteur des technologies de l’information est ainsi devenu un moteur de l’économie. L’Estonie est donc logiquement le pays avec le plus grand nombre de startups par habitant. Neuf licornes en sont notamment issues, dont Skype, Bolt et Wise. Rappelons que le pays compte 1,3 millions d’habitants.

Les autres ingrédients du développement : fiscalité, éducation et intégration régionale

Au-delà de l’économie numérique, le développement de l’Estonie a reposé sur d’autres piliers importants.

D’abord, le pays a rapidement mis en place une politique fiscale favorable aux entreprises. La flat-tax a fixé un taux d’imposition à 26% qui a progressivement diminué pour atteindre 20%, l’un des taux les plus bas d’Europe. Cette politique a attiré les investissements étrangers, créant ainsi de nombreux emplois. Les entreprises locales, plus compétitives, ont pu se développer plus rapidement. La privatisation a également été bien menée grâce à la démocratisation et à la numérisation, qui ont limité la corruption. Ces mesures ont ainsi stimulé la concurrence et dynamisé l’économie.

De plus, l’Estonie a mis en place un système éducatif de qualité qui a contribué à sa croissance. La formation est fortement axée sur les compétences numériques, avec l’apprentissage de la programmation dès l’âge de 7 ans. Une main d’œuvre qualifiée et bilingue (estonien-anglais, parfois russe), ainsi que la stabilité politique, ont permis d’attirer les investissements pour les talents du pays. L’Estonie a aussi une forte culture entrepreneuriale, avec de nombreux programmes d’incubation d’entreprises et de financement pour les start-ups. Le succès des licornes estoniennes illustre ainsi les performances du système éducatif national.

Enfin, l’autre volet majeur des politiques publiques est l’intégration régionale, réalisée en plusieurs étapes. L’Estonie signe un accord de libre-échange avec l’UE en 1994 puis un accord d’association en 1995. En 1999, elle rejoint l’OMC. Les réformes économiques lui ont ensuite permis d’intégrer l’Union européenne en 2004. Elle bénéficie ainsi des avantages de l’adhésion : les quatre libertés de circulation, les fonds structurels de l’UE, l’accès à un marché plus vaste et un ancrage clair dans le camp occidental. L’Estonie intègre d’ailleurs l’OTAN la même année, avant d’adopter l’euro en 2011 grâce à ses bons indicateurs économiques (déficit public de 1.7%, dette de 7.2%).

 

Des fragilités malgré tout

Ces différents succès n’empêchent pas l’Estonie d’afficher des lacunes. En effet, la libéralisation économique a entraîné des inégalités économiques croissantes, avec une hausse des prix et des loyers dans les zones urbaines. Depuis la crise financière de 2008, qui a durement frappé le pays, la croissance est aussi moins dynamique, dépassant rarement les 4%.

Par ailleurs, la petite taille du marché intérieur et l’ouverture de l’économie la rendent dépendante de l’extérieur. Des évolutions négatives au niveau de facteurs externes comme la demande mondiale, les barrières douanières et les perturbations des chaînes d’approvisionnement ont donc des conséquences directes sur l’économie estonienne, comme l’illustre la crise de 2008 (récession de 5,1% en 2008 et de 14,6% en 2009). D’autant plus que le déclin démographique et le vieillissement de la population réduisent encore la taille du marché intérieur.

Enfin, le statut de société numérique qui fait la force de l’Estonie la rend aussi vulnérable aux cyberattaques. En 2007, le pays a subi une série de cyberattaques attribuées à la Russie après une crise diplomatique avec son voisin. Les sites web du parlement estonien, de ministères, de banques et de journaux sont devenus inaccessibles. L’Etat balte a alors réagi en renforçant sa sécurité, et un centre de l’OTAN pour la cyberdéfense a été établi à Tallin, la capitale.

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Conclusion

En dépit de ces points faibles, l’Estonie reste un exemple exceptionnel de réussite économique et politique après la chute du communisme. Le pays a réussi à mettre en place des politiques économiques solides et à attirer des investissements étrangers importants, tout en prenant avec succès le tournant de l’innovation technologique. Il fait donc figure de modèle de développement, avec un IDH très élevé (passé de 0,710 en 1993 à 0,890 en 2021), un PIB par habitant quasiment multiplié par 8 et un taux de chômage inférieur à 6%.

Quant aux élections, elle devraient, selon les sondages, donner une large avance au Parti de la réforme, formation centriste et libérale de la Première ministre Kaja Kallas.

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Mehdi Lahiani
Etudiant en première année à HEC Paris après deux ans de prépa ECS.