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Croissance, puissance et développement durable : quelles corrélations et implications pour les États ?

Sommaire

Le 19 octobre 2021, le Parlement européen adoptait, au nom d’une alimentation plus saine et plus durable, la stratégie ‘’de la ferme à la fourchette’’. Cette décision visant à diminuer de 50% les pesticides et de 20% l’usage d’engrais chimiques d’ici à 2030, s’est heurté aux protestations du syndicat agricole européen Copa-Cogeca, qui l’accuse, à terme, de réduire les capacités de production (-10% de rendement) et de baisser les revenus des agriculteurs.

A l’image de ce vote, croissance, puissance et développement durable ne vont pas de soi car, si les deux premiers renvoient à l’intérêt national, le troisième exige une solidarité mondiale pour rendre la compétitivité loyale. Dans une arène internationale de plus en plus concurrentielle, le développement durable qui se comprend comme un mode développement économiquement viable, écologiquement vivable et socialement équitable, s’oppose à la logique actuelle de financiarisation et de profits à court terme. Alors que la fin de la guerre froide consacre le passage d’une puissance de nature géopolitique à géoéconomique (comme capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres entités d’après Raymond Aron), liant plus encore puissance à croissance (économique comme démographique), le développement durable connait un intérêt tardif (Rapport Brundtland en 1987, création du GIEC en 1988). Aujourd’hui, face à la multiplicité des crises (énergétiques, sociales, alimentaires), il s’impose aux États, ONG et entreprises. Mais la variation dans le temps et l’espace de la croissance et du développement complexifie le processus : le ‘’Nord’’ le promeut mais ne l’applique pas forcément quand les pays les moins développés en appellent à une responsabilité historique. Dès lors, le développement durable constitue-t-il une nouvelle arme de puissances normatives accusées de brider la croissance des centres ou, au contraire, ne révèle-t-il pas de nouveaux rapports de force ?

Si les impératifs de croissance et de puissance ont longtemps mis de côté le développement durable (I), les États ont pris conscience de sa nécessité, jusqu’à en faire la condition sine qua non de leur croissance et de leur puissance (II). Mais dans un monde de plus en plus compétitif, croissance, puissance et développement durable ne pourront se conjuguer qu’en la présence d’un cadre multilatéral réaffirmé (III).

 

I. L’impératif de croissance conditionne l’obtention de la puissance au détriment du développement durable

A. La croissance comme seul moteur de puissance pour les pays industrialisés

Historiquement, les impératifs de croissance et de puissance ont primé sur le développement durable. Dès la 1ère Révolution industrielle, les pays industrialisés, au premier rang desquels le Royaume-Uni, privilégient l’industrie lourde et les transports individuels pour asseoir leur puissance. Cette croissance prédatrice et polluante se poursuit lors des Trente-Glorieuses lorsqu’émerge l’ère du ‘’tout pétrole’’ (7,5 millions de barils/j en 1945, 60 millions de barils/j en 1973).

Au fond, la préoccupation environnementale nécessite des investissements élevés qui impliquent des pertes sûres à court terme et des gains aléatoires à long terme. En 1963, la France refuse ainsi de ratifier le Traité de Moscou qui interdit les expériences nucléaires atmosphériques et sous-marines, pour développer ses arsenaux militaires.

B. Les pays émergents ne sont pas prêts à sacrifier leur croissance au nom du développement durable

A l’image de la Chine (1er émetteur mondial : 9,8 millions de tonnes de CO2 en 2020) ou de l’Inde (3ème émettrice mondiale : 2,4 millions de tonnes de CO2 en 2020), les pays émergents ont des empreintes écologiques élevées mais refusent les normes environnementales proposées par les Occidentaux, considérant que la responsabilité historique incombe au ‘’Nord’’, et donc, qu’ils ont un droit à polluer.

Plus encore, le ‘’Sud’’ pense que ‘’Nord’’ se sert des préoccupations environnementales pour maintenir sa position de force et limiter son développement. Dans son ouvrage Le développement durable, Sylvie Brunel dénonce l’ingérence écologique du Nord sur le Sud qui instrumentalise le développement durable pour juguler le développement des pays émergents et remodeler les grandes zones d’influence des pays riches. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lors du Sommet de Copenhague (2009), la Chine n’est pas prête à sacrifier sa croissance pour conserver sa souveraineté.

C. Le développement durable : un horizon hors d’atteinte pour les pays en voie de développement

Il parait absurde de promouvoir le développement durable dans des pays où les besoins élémentaires ne sont pas satisfaits. De ce fait, il devient un ‘’problème de riches’’, réservé à une minorité favorisée. L’extension aux pays en voie de développement du modèle de production intensif en est l’illustration : ces pays polluent car se développent. Leur croissance, fondée sur l’exportation des matières premières, dégrade fortement l’environnement. A Madagascar, 85% de la forêt primaire a disparu en 50 ans. Ce processus est encouragé par le ‘’Nord’’ qui prétend remplir une mission humanitaire et nourrir les masses affamées mais ne cherche qu’à imposer ses produits. Comme le note Vandana Shiva, Le terrorisme alimentaire : comment les multinationales affament le Tiers-Monde, Monsanto et Novartis poussent l’Afrique et l’Amérique latine à développer les OGM, ce qui cause un effondrement des productions agricoles durables (ruine des petits paysans, pollution des terres).

La croissance démographique accentue le phénomène. En effet, assurer la sécurité alimentaire de 9 milliards de personnes en 2050 parait de plus en plus illusoire, et ce d’autant plus que d’ici 2100, les trois villes les plus peuplées du monde devraient être Lagos (Nigeria), Kinshasa (RDC) et Dar es-Salaam (Tanzanie).

Mais alors, si ce modèle de croissance productiviste nuit à la cohésion sociale et à l’environnement (cf. Rapport Meadows de 1972), le développement durable ne pourrait-il pas s’imposer comme un élément structurant de la croissance et de la puissance ?

 

II. Le développement durable comme voie pour atteindre la croissance et la puissance

A. Un modèle productiviste qui a des conséquences irréversibles sur la croissance et la puissance

Ce modèle productiviste parait insoutenable en ce qu’il a des conséquences irréversibles sur la croissance et la puissance. Dans son livre La Chine m’inquiète, J.L.Domenach affirme que la pollution fait perdre chaque année à la Chine 18% de son PIB, tout en augmentant les risques de catastrophes écologiques qui pèsent sur sa compétitivité et affaiblissent sa cohésion nationale. Pour cause, l’extraction du charbon dans les mines (coup de Grisou : 20 000 morts/an en Chine) repose, pour partie, sur le sacrifice des travailleurs.

D’autant que ne pas intégrer le développement durable dans sa stratégie de puissance, c’est prendre le risque de voir cette dernière décliner par manque de légitimité. Comme le montre Jeremy Rifkin, Le rêve européen, la position américaine à l’égard du réchauffement climatique laisse un espace vacant dans le leadership mondial dont l’Union européenne se saisit pour se substituer progressivement aux États-Unis dans l’imaginaire collectif. La possible instabilité politique, économique et sociale, causée par l’arrivée de migrants climatiques renforce cette tendance (250 millions de migrants attendus d’ici 2050 selon l’ONU).

B. Si bien que certains pays et organisations font du développement durable la clé de voûte de leur puissance

Ainsi, le développement durable devient essentiel à l’obtention de la puissance et s’érige en fer de lance des puissances normatives. Si le Costa Rica promeut l’écotourisme (le renouvelable couvre 25% de la production d’énergie du territoire), l’Union européenne ambitionne de diminuer de 50% les gaz à effet de serre d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité carbone avant 2050 (Commission 2019-2024, Pacte vert pour l’Europe). Le FEADER (fonds européens agricoles pour le développement rural) souhaite mettre en place des ‘’éco-régimes’’ à partir de 2023 (réduction de 20% des aides directes aux agriculteurs ne participant pas aux efforts environnementaux). Reste à savoir si ces engagements relèvent davantage d’une politique tangible que d’un green-washing démagogique.

C. Concilier croissance, puissance et développement durable

Se pose alors la question de savoir s’il serait possible de concilier croissance, puissance et développement durable. Certains, comme Jeremy Rifkin, misent sur une croissance verte combinant capitalisme et écologie. Dans son livre Le New Deal vert mondial, il prophétise l’avènement d’une nouvelle révolution industrielle marquée par la distribution décentralisée des ressources et la création de nouveaux emplois plus verts.

À une échelle plus locale, les ‘’transition towns’’, villes modèles en matière de transition écologique, émergent. Nées en 2004, à Totnes, au Royaume-Uni, elles ont pour objectif d’ acquérir une autonomie énergétique et alimentaire via la création de jardins partagés et de commerces équitables. Plus de 200 villes dans 22 pays différents ont déjà été séduites.

 

III. En l’absence d’un cadre multilatéral réaffirmé, croissance, puissance et développement durable restent incompatibles

A. Le développement durable est instrumentalisé par les États pour asseoir leur légitimité

Si ‘’la crédibilité stratégique s’acquiert par des actions morales, en fonction des valeurs communes de l’Humanité’’ (Thomas Gomart, L’affolement du monde), quoi de mieux que de faire la promotion du développement durable pour gagner en influence et en légitimité. La France et la Chine l’ont compris. La volonté affichée d’Emmanuel Macron de faire des îles Éparses une réserve naturelle nationale (2019) n’en est pas moins un moyen d’asseoir sa souveraineté. De même, la promotion chinoise d’une ‘’civilisation écologique’’ interroge quand, tout en s’érigeant en championne des investissements technologiques bas carbone et de la dépollution des villes (tri des déchets fait partie des critères du crédit social dans certaines villes), la Chine continue à installer des centrales à charbon (26% des gaz à effets de serre).

B. Raison pour laquelle son application suppose une solidarité et la promotion du multilatéralisme

Un constat demeure, chaque pays a intérêt à tirer les bénéfices de l’investissement collectif sans en supporter coûts nationaux. Dans La logique de l’action collective, Mancur Olson démontre ainsi que chaque nation gagnera à laisser les autres faire des investissement coûteux pour réduire les gaz à effets de serre et n’en faire aucun. D’où la nécessité de construire une gouvernance mondiale efficace. Or, malgré l’Agenda 2030 de l’ONU qui promeut un monde plus durable, les leaders mondiaux échouent à harmoniser leurs positions. Le Protocole de Kyoto (1997) exempte la Chine d’efforts et n’est pas signé par les États-Unis quand la Conférence de Copenhague (2009) distingue le Nord du Sud. Rien, pas même la COP 21 (2015), non ratifiée par la première puissance mondiale, ne semble présager d’un alignement entre les grands de ce monde.

A cela s’ajoutent des tensions entre pollués et pollueurs, les premiers reprochant aux seconds de ne pas assumer les coûts de leur pollution. Yeo Bee Ying, ministre malaisienne de l’environnement, déclarait en 2019 : ‘’aucun pays en développement ne devrait être le dépotoir du monde développé’’, menaçant d’expédier les déchets, aux pays émetteurs (Canada, Royaume-Uni, États-Unis), par conteneurs.

C. Sans quoi, le développement durable ne restera qu’un enjeu de second plan

Ainsi, le développement durable exige l’adoption de mesures uniformément partagées pour être adopté. Car agir unilatéralement, c’est s’exposer à un ‘’dumping écologique’’ qui dégrade la compétitivité. Interrogé sur les normes environnementales imposées par l’Union européenne à l’industrie automobile, Herbert Diess, ancien président de Volkswagen, évoquait le risque de devoir fusionner pour survivre : ‘’L’avenir de Volkswagen se décidera sur le marché chinois’’ (2019). Le refus du président français de taxer à hauteur de 4% les dividendes des entreprises pour participer aux efforts de financement collectif de la transition écologique confirme cette tendance (Convention citoyenne pour le climat, 2019).

Qui plus est, les compensations pour accompagner le basculement pèsent sur les dépenses publiques et nuisent à la cohésion sociale. En effet, le développement durable suppose l’instauration de mesures restrictives qui risquent de faire payer les foyers les plus modestes et inquiètent l’exécutif, hanté par la crise des gilets jaunes (hausse de la taxe carbone 2018).

 

Conclusion

D’abord pensé comme idéal régulateur pour un mode de développement respectueux des peuples et des écosystèmes, le développement durable se mue désormais en un outil démagogique au service des États qui utilisent les bouleversements écologiques pour gagner en légitimité. Dirigeants politiques et économiques doivent comprendre que leurs intérêts convergent avec ceux des citoyens, au risque de créer des îles décarbonnées dans un monde qui continue à émettre massivement. En dépit d’aspirations profondes, le développement durable pourrait bien devenir la mère de toutes les batailles car ‘’le monde ne peut vivre en bonne santé sur une planète malade’’ (Discours de Jean-Yves Le Drian au Congrès mondial de la nature, le 11 septembre 2021).

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Manon Flouquet
Rédactrice en économie et géopolitique. Intérêt marqué pour l'actualité liée à l'Union européenne.