Dans ce livre, lauréat du Prix de l’Economie 2020, Joëlle Toledano analyse le rôle des grandes entreprises technologiques comme Google, Apple, Facebook et Amazon dans notre économie, arguant qu’il est désormais nécessaire de mesurer le pouvoir que leurs modèles économiques procure pour maintenir de la concurrence. A l’avenir, tout l’enjeu sera de garder des incitations à innover tout en établissant des remparts et des débats juridiques sur le poids énorme que ces entreprises détiennent désormais. Elle part du constat que les idéaux qui ont animé les débuts d’Internet ont cédé la place au web marchand, où le consommateur crée, à travers ses données personnelles, ses avis et ses achats, des entreprises lucratives. Aujourd’hui, la valorisation boursière des GAFA est de 1 000 milliards de dollars, soit la moitié du CAC 40. Ces entreprises détiennent près de 400 milliards de cash en réserve et investissent plus de 90 milliards de dollars en recherche et développement. L’auteure rappelle que les GAFA ont aussi, à l’instar d’Apple, créé des écosystèmes, avec des services et des produits qui créent non seulement des addictions, mais également un environnement complet dont il est ensuite difficile de sortir.
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Les GAFA, des entreprises au pouvoir immense
Les GAFA proposent un nouveau modèle à tendance monopolistique : certaines innovations profitent aux consommateurs, mais certaines stratégies servent à verrouiller le marché et potentiellement créer des comportements de rente. Ils ont changé l’organisation de l’économie, changé les secteurs d’activité, créé de nouvelles formes d’emploi, et ils ont généré d’énormes quantités de données qui permettent d’analyser au mieux les comportements des internautes. Les économistes appellent parfois cela des « marchés bifaces » parce que les clients des deux marchés sont appariés. Par exemple, une personne qui veut faire de la publicité et l’autre qui veut regarder la télévision mais est exposé à de la publicité.
- Ces plateformes numériques créent donc des «externalités directes de réseaux » puisque l’augmentation du nombre de clients améliore la satisfaction des clients, avec des entreprises comme Facebook, dont l’attractivité du réseau social augmente avec le nombre d’utilisateurs ;
- Elles entraînent aussi des « externalités de réseaux indirectes », si l’on prend l’exemple d’Uber, les consommateurs sont d’autant plus nombreux à utiliser la plateforme que les chauffeurs seront nombreux ;
- Des économies d’échelle sont réalisés en utilisant la même plate-forme technologique, les logiciels peuvent être utilisés gratuitement par un nombre croissant de clients et déployés un par un dans le cadre d’une internationalisation. De très fortes économies d’échelle peuvent réduire considérablement le coût par client et augmenter les bénéfices à mesure que le nombre d’utilisateurs augmente ;
- S’enclenche aussi avec ces plateformes une dynamique du « Winner takes all », puisqu’une fois que la taille critique est atteinte, les recettes permettant de couvrir les coûts fixes, tout client supplémentaire augmente la marge de manière exponentielle, avec un coût marginal du client supplémentaire faible ou nul, d’où une monopolisation croissante du marché ;
- Ces entreprises technologiques réalisent également des « économies d’envergure » : chaque nouveau service utilise l’infrastructure et les outils existants, de sorte qu’il peut être déployé à moindre coût. Par ces mécanismes, les GAFA, acteurs multinationaux, ont ainsi fortement accru leur pouvoir de marché, d’autant plus que leurs écosystèmes ont organisé la fidélisation des consommateurs, rendant de plus en plus coûteux et de moins en moins attractif le changement d’accès.
Par un ensemble de rachats et de fusions et d’acquisitions, les GAFA ont ainsi réussis à verrouiller les marchés, alors que l’auteure rappelle que le droit à la concurrence a toujours cherché, dès le début du XXème siècle et le démantèlement de la Standard Oil, en application du Sherman Act de 1890, à limiter le pouvoir de marché des trusts et lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des entreprises.
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Faire face au manque de concurrence imposée par les GAFA
Ces dernières années, de nombreuses analyses ont montré que les avantages de la puissance des GAFA sont devenus inférieurs aux coûts puisque malgré des avantages considérables, leurs plateformes et leurs données soulèvent de très sérieuses questions sur la concurrence, l’innovation et le bien-être des consommateurs. Par ailleurs, outre les enjeux microéconomiques de la concurrence sur les marchés, cette situation soulève des risques macroéconomiques : si comme nous ont montré les GAFA elles sont capables d’innover, le véritable impact des plateformes numériques sur la croissance demeure très difficile à quantifier, et ainsi elles pourraient être en partie responsables de la longue durée de croissance atone observée ces dernières années. Cela peut aussi s’expliquer par la diffusion insuffisante des innovations apportées par les firmes les plus performantes aux autres secteurs de l’économie. La puissance des GAFA et leur stratégie de verrouillage du marché conduiront à moins inciter les nouvelles entreprises à innover, car il sera difficile de « challenger » ces grandes entreprises « superstars » pour rentabiliser les investissements. Dès lors, « de solution aux problèmes de croissance et de productivité, les « superstars » censées tirer le reste de l’économie vers la frontière technologique par le développement de l’innovation, deviendraient le problème ».
Pour Joëlle Toledano, il devient impératif de revenir à des marchés régulés et concurrentiels. Pour elle, un démantèlement des GAFA relève de l’imaginaire collectif, notamment parce que ces firmes sont aussi un levier de la puissance américaine dans les tensions géopolitiques. Mais elle plaide, dans le cadre de l’Union européenne, pour une profonde évolution des politiques de concurrence :
- Une responsabilisation des plateformes et une plus grande transparence des algorithmes ;
- Un renforcement des moyens juridiques et d’analyse technique du régulateur ;
- Une évaluation régulière de l’impact de ces mesures sur l’évolution du modèle économique des plateformes ;
- Une plus forte coordination entre les juridictions nationales et le régulateur européen ;
- Une plus forte ouverture à la concurrence, non pas des plateformes, mais des entreprises et les modèles économiques globaux créés autour de celles-ci, et organisés en écosystèmes.
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Pour conclure, dans cet ouvrage, Joëlle Toledano plaide pour un renforcement de la souveraineté de l’Union européenne et l’établissement de contre-pouvoirs plus puissants face à la domination actuelle des GAFA. Elle estime que la transformation numérique rapide a bouleversé les chaînes de valeur, et les intérêts de court terme sont souvent opposés à ceux de long terme, d’où les difficultés à définir l’intérêt général.
Pour compléter cette fiche de lecture, n’hésitez pas à écouter le passage de Joëlle Toledano sur France Culture.