La pensée de Michel Albert, ancien haut fonctionnaire français et économiste visionnaire, reste une référence essentielle pour comprendre les failles structurelles du projet européen. Son concept des “coûts de la non-Europe”, formulé au milieu des années 1980, illustre une thèse simple mais percutante : l’intégration incomplète du marché européen engendre un retard économique, aggravé par des politiques fragmentées.
Ce retard est le fruit d’un paradoxe : une interpénétration commerciale intense, mais une absence de coordination des politiques économiques.
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Explication du concept de marché incomplet
Le marché commun européen des années 1980, bien que prometteur sur le papier, était loin d’être achevé. Michel Albert soulignait deux grandes failles. D’un côté, une ouverture commerciale poussée favorisant des flux commerciaux intenses entre États membres. De l’autre, des politiques économiques désarticulées, chaque pays poursuivant ses propres priorités budgétaires et industrielles. Résultat des courses, des initiatives de relance nationales échouaient régulièrement, entraînant une “fuite vers l’extérieur”.
Plus simplement, lorsqu’un pays augmentait son budget pour stimuler la demande interne, les consommateurs achetaient davantage, mais souvent des produits importés d’autres États membres ou de pays tiers. Ce qui entraînait un creusement du déficit extérieur, rendant les politiques inefficaces. Ainsi, pour Albert, un budget commun insuffisant, limité à 1 % du PIB européen, et une absence de stratégie partagée sur des secteurs clés comme la recherche et le développement constituaient les “coûts de la non-Europe”.
En langage mathématiques ça nous donne…
Une simple équation :
Yi = Ci + Ii + Gi + (Xi−Mi)
Où Yi représente le PIB du pays i, Ci la consommation, Ii l’investissement, Gi les dépenses publiques, Xi les exportations, et Mi les importations. Dans une Europe où les flux commerciaux (Xi et Mi) sont particulièrement élevés, une augmentation des dépenses publiques (Gi) dans un pays se traduit souvent par une hausse des importations (Mi), plutôt que par une stimulation du PIB national (Yi).
Supposons une relance budgétaire nationale augmentant Gi de 5 %. Si 40 % des dépenses additionnelles sont consacrées à des biens importés (Mi), alors l’effet multiplicateur interne est amputé. Prenons un multiplicateur keynésien simplifié :
k = 1/1−c+m
Où c est la propension marginale à consommer et m la propension marginale à importer. Si c=0.8 et m=0.4, alors k=1.67, bien inférieur au multiplicateur attendu dans une économie fermée (k=5 pour c=0.8 et m=0). Cette perte d’efficacité budgétaire illustre comment l’interdépendance commerciale, sans coordination politique, affaiblit les relances nationales.
Citation punchy
« Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est ce qui fait qu’aucun pays du Marché commun ne peut avoir une croissance sensiblement et durablement supérieure à la moyenne des autres » (Michel Albert, Discours de 1985)
La référence d’Albert des performances économiques divergentes entre l’Europe et les États-Unis dans les années 1983-1984
Tandis que l’Amérique enregistrait une croissance de 10 % sur deux ans, l’Europe stagnait à 3 %. L’une des causes majeures résidait dans l’absence de politique commune en matière de recherche et d’innovation. À cette époque, les Européens importaient massivement des technologies américaines, notamment des ordinateurs et des logiciels, tandis qu’ils continuaient à exporter des produits traditionnels comme des textiles ou de l’acier.
Un exemple actuel prolonge ce constat : en 2023, les entreprises chinoises détenaient déjà 40 % des brevets liés à la 6G, contre moins de 15 % pour l’ensemble de l’Union européenne. Ce retard technologique s’explique, encore aujourd’hui, par des investissements fragmentés et un manque de coordination dans des secteurs stratégiques. Ces chiffres, issus d’un rapport de l’Union européenne, révèlent l’incapacité chronique de l’Europe à s’unir pour affronter les défis de demain.
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