Les Pères fondateurs du projet européen (Jean Monnet, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak, entre autres) avaient fait le pari de construire une organisation supranationale hybride – empreinte à la fois de fédéralisme et d’intergouvernementalisme – reposant sur le principe de « paix perpétuelle » de Kant dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais la compétition des grandes puissances et la brutalité de nouveaux rapports de force viennent aujourd’hui remettre en cause ce « temps de l’innocence ».
Trouver un nouvel entre-deux entre les Etats-Unis et la Chine, faire face à la montée en puissance de pays se revendiquant révisionnistes (Russie, Chine, Iran, Turquie) et renouer avec les Américains suite à la dégradation des relations transatlantiques, sont autant de défis obligeant l’UE à définir un nouvel horizon stratégique, au risque de « sortir de l’histoire » (H. Védrine). Alors, si la guerre à ses portes a réveillé l’insurmontable crise existentielle de l’Europe, ne pourrait-elle pas aussi et paradoxalement ouvrir la voie à une Europe puissante capable de maîtriser son destin ? Quel équilibre alors trouver entre autonomie européenne et interdépendance avec l’OTAN ?
Qu’est-ce que l’autonomie stratégique européenne ?
Au moins par les mots, les représentants européens semblent prendre pleine conscience de la nécessité d’adopter une « autonomie stratégique » dès 2013, en soulignant le rôle de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune) dans le développement de l’UE. Les contours de ce concept restent toutefois flous jusqu’à 2016, plus précisément jusqu’à la date de parution de la stratégie globale de l’UE, document de référence sur les ambitions et orientations européennes en termes de sécurité et de défense.
L’autonomie stratégique consiste pour les Européens à être capable d’agir et de se défendre eux-mêmes pour assurer leur propre sécurité. Ce concept n’a rien de véritablement nouveau : d’abord affiché dans le domaine de l’industrie de la défense, il est pendant un temps resté cantonné aux questions de défense et de sécurité. Mais le Brexit, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont élargi cette expression à mesure que la réflexion européenne a recouvert d’autres domaines en relation avec l’économie, les nouvelles technologies ou encore la cybersécurité. La question des dépendances est donc désormais au cœur des débats qui touchent le concept d’« autonomie stratégique ».
Leadership, puissance, appartenance : de nouveaux objectifs pour l’Europe post-conflit ukrainien ?
De la même façon que la Seconde Guerre mondiale a favorisé le projet d’une Europe pacifique, la guerre en Ukraine pourrait être le point de départ d’une « Europe puissance » capable d’accroître ses marges d’action et d’influence dans le cadre d’une interdépendance avec l’OTAN. Mais pour que l’UE « parle le langage de la puissance » (J. Borrell), elle devra sans doute cesser de se montrer trop prudente dans l’affirmation de l’ambition de l’autonomie stratégique, attitude qui pousse P. Vimont à parler d’ « autonomie stratégique honteuse ».
En plus de devoir combler ce déficit de leadership, les représentants de l’UE ont un défi de taille : celui de fixer un nouvel objectif existentiel à l’UE et à ses citoyens. Les Européens doivent en effet avoir la conviction que l’Europe est faite par eux et non pas conçue pour eux. La guerre en Ukraine sera-t-elle le nouveau chapitre d’un récit mobilisateur auquel les citoyens européens pourront réellement s’identifier ?
Depuis vingt ans, le projet européen est désorienté. Les réalités du XXIe siècle viennent sans arrêt remettre en cause le modèle européen fondé sur la paix, le fédéralisme et le marché. Alors que l’aspiration pacificatrice ne suffit plus à mobiliser l’ensemble, et que le temps de la patience a laissé place à celui de l’urgence et de l’action, l’Europe pourrait gagner à promouvoir un volontarisme politique conforme à ses valeurs. Une Europe politique devra succéder à une Europe entièrement vouée au marché pour que l’autonomie stratégique européenne prenne véritablement sens et fasse écho au sein de ses citoyens. Peut-être que renforcer l’UE permettra encore de renforcer l’Alliance (OTAN), mais il faudra d’abord soigner une UE en perte de souveraineté.