Le présent numéro de notre rubrique avoir du biscuit en dissert’ est un peu spécial. En effet, il sera exceptionnellement question d’un philosophe « classique » bien que ce terme me fasse horreur accolé au nom de Nietzsche. Evidemment, nous ne pourrons traiter qu’une fraction de la pensée de celui qui savait « philosopher à coup de marteau », mais le point que j’ai choisi de dérouler ici figure parmi ses idées les plus capitales. Mieux, il vous sera infiniment utile en dissertation pour le thème de cette année.
Exceptionnellement aussi nous passerons le paragraphe « quelques mots sur notre homme ». En effet, la biographie de Nietzsche est facilement accessible sur Internet et je crains que l’article ne devienne trop long si je venais à en faire une redite ici. Nous entrerons donc directement dans le vif du sujet.
Le déroulement de l’article
Vous l’aurez compris, l’article va être dense en contenu philosophique. Tout cela vous sera cependant incroyablement utile, croyez-moi. Il va s’agir ici d’expliciter le fameux mot de Nietzsche « Dieu est mort » qui est sans doute sa citation la plus connue mais aussi, inévitablement, la plus mal comprise. La compréhension de ce mot nécessite cependant quelques « prérequis ».
Ainsi notre première partie définira des termes tels que « métaphysique » ou « Dieu » au sens où Nietzsche les entend. Pareil travail de définition est indispensable pour comprendre la suite du raisonnement. La seconde partie s’attellera véritablement à l’explication de notre fameuse citation. Nous chercherons à en dégager tous les sens possibles, et, plus concrètement à essayer de savoir ce que Nietzsche a voulu dire par-là. Finalement, la troisième partie fera office de bilan et résumera les points fondamentaux à retenir.
Métaphysique et autres mondes suprasensibles : quelques définitions
Lorsque Nietzsche affirme que « Dieu est mort », il fait référence à bien plus de choses qu’il n’en a l’air. Autour de ce mot simple en apparence gravitent des concepts absolument capitaux de sa philosophie, et de la philosophie en générale. Concepts que nous tâcherons ici de définir pour nous faciliter le travail dans la partie suivante.
La métaphysique
Etymologiquement, metaphysica désigne ce qu’il y a « après » ou « au-delà » de la physique, c’est-à-dire du monde sensible. De surcroît, la métaphysique est une branche de la philosophie qui s’intéresse à l’étude du monde suprasensible et de ses objets immatériels. (Par exemple l’étude de l’essence des choses, de la nature de l’âme ou de la raison de la vie humaine). C’est la définition la plus courante de ce terme, mais, nous le verrons, ce n’est pas exactement ainsi que Nietzsche l’entend.
On comprend que la métaphysique se distingue de la physique par la nature de leur objet d’étude. En effet, la physique étudie, elle, les phénomènes de notre monde sensible, celui dont nous faisons l’expérience via les sens de notre corps.
La métaphysique occidentale a vu véritablement le jour avec Platon, penseur grec qui a introduit le concept d’ “Idée” dans le champ d’étude de la philosophie. Pour rappel, Platon pense que le monde sensible d’ici-bas n’est qu’une copie imparfaite et instable du monde idéel. Ce dernier étant le véritable monde, le monde « réel » où résident les Idées, sorte de concepts intemporels et immuables structurant la réalité.
Pour Platon, il y a de fait une opposition entre le monde sensible de l’éphémère et le monde suprasensible de l’éternel. Le monde suprasensible est métaphysique en son essence car il se situe littéralement par-delà la « physicité » du monde sensible.
Finalement, lorsque Nietzche parle de métaphysique, il ne désigne pas la branche de la philosophie qui étudie le monde suprasensible, mais le (prétendu) monde suprasensible lui-même. Dans la suite de l’article, le terme métaphysique sera donc entendu au sens de Nietzsche. Il est nécessaire de faire cette nuance pour éviter les confusions.
Dieu
Dans la formule que nous étudions, il est question d’un « Dieu » et celui-ci viendrait de mourir. Ici, lorsque Nietzsche parle de « Dieu », il n’est pas seulement question du Dieu chrétien. Dieu est en fait un autre terme pour « monde suprasensible » ou « métaphysique ». Pas de panique, je m’explique.
Pour voir l’équivalence entre les termes sus-cités il faut s’intéresser à l’une des thèses les plus fameuses de Nietzsche. Celle qui affirme que le christianisme est la suite logique de la doctrine platonicienne du monde idéel.
Premièrement, le concept de Dieu des religions monothéistes est étroitement lié à la notion d’Idée chez Platon. Une Idée, c’est un modèle pur et parfait de vérité, modèle dont sont issues toutes les choses du monde sensible qui ne sont que des copies. De ce fait, le monde suprasensible « crée » le monde sensible (et lui est donc supérieur) dans le sens où tout ce qui appartient au sensible prend racine dans le suprasensible.
Parallèlement, un Dieu est avant tout un créateur et une image de ce qui est vrai. La Bible affirme d’ailleurs que « Dieu est vérité » et que toutes les choses du monde sont les produits de sa volonté. Dans les deux cas, le monde sensible d’ici-bas est créé par une instance suprasensible, qui échappe aux sens corporels. Les Idées dans le cas de la doctrine de Platon, et Dieu le Père dans le cas du christianisme.
Selon Nietzche, le christianisme n’est donc qu’un produit de l’idéalisme platonicien. Au sens où ce christianisme n’est qu’une adaptation de la doctrine de Platon en culte de masse, c’est-à-dire en religion.
De la mort de Dieu et de ses conséquences
Les définitions de la partie précédente doivent à présent nous permettre d’explorer le mot de Nietzsche à fond pour en extraire le sens, et surtout de relier ce mot à un terme qui est resté en suspend jusqu’alors, et que je n’ai pas défini à dessein : le nihilisme.
Le forcené, messager de la mort de Dieu
Tout d’abord, pour aborder notre explication sereinement, il nous faut revenir au texte duquel est extraite la formule « Dieu est mort ». Il s’agit du paragraphe 125 du Gai Savoir intitulé « Le forcené ».
Dans ce paragraphe, Nietzsche met en scène un forcené, c’est-à-dire un fou, un maniaque. Celui-ci arpente les rues de sa ville brandissant une lanterne allumée, alors qu’il fait jour, et annonce aux hommes que Dieu vient de mourir. Mieux, ce serait eux-mêmes qui viendraient de le tuer :
« Où est allé Dieu ? S’écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! »
Après cette morbide déclaration, la foule des gens qui se moquait de lui se tait pour l’écouter. Rapidement, le forcené explique les conséquences de l’acte terrible qui vient d’être accompli. Il décrit un monde chaotique, où tous les repères ont disparu, où l’homme est laissé à lui-même dans une nuit qui n’en finit pas :
« Y-a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes en plein jour ? »
L’effondrement des valeurs
En reprenant les explications de la première partie, on voit que ce qui est véritablement annoncé n’est pas le décès de Dieu le Père. C’est plutôt l’écroulement total et irréversible du monde suprasensible auquel l’Humanité a cru jusqu’alors, quasiment depuis ses débuts.
Ce monde suprasensible, ce système métaphysique, s’écroule car il n’est plus possible de croire en ce qu’il avance. Mais pourquoi ? Comment ce qui s’est imposé comme vérité pendant des siècles et qui a rythmé la vie de générations entières est-il précipité vers la ruine ?
Pour le comprendre, il nous faut revenir en arrière. Souvenons-nous : la distinction que fait Platon entre monde suprasensible et sensible ne peut aboutir que sur la dégradation de ce dernier. Le premier étant éternel et empreint de vérité, le second étant celui de l’instabilité, de l’illusion, du mensonge et en fin de compte du « péché ». Ce dualisme est maintenu et renforcé par les religions monothéistes. Elles promettent une vie éternelle à ceux qui sauront déjouer les pièges de la tentation et du péché, intrinsèques au monde sensible.
Or, avec les révolutions technologiques et scientifiques amorcées dès les siècles précédents mais particulièrement marquées au 19ème, les dogmes métaphysiques sont mis à mal. Il apparaît de plus en plus clairement que le monde n’est pas le produit d’un démiurge mais de phénomènes naturels (découvertes en géologie). Et que l’homme et les autres animaux n’ont pas été créés tel quel mais qu’ils sont le produit de l’évolution (révolution Darwinienne).
En Europe, on observe alors les prémices de ce que Weber qualifiera en 1917 de « désenchantement du monde ». Le recul progressif des croyances religieuses, mythiques et magiques au profit de la science et de la pensée rationnelle.
L’avènement du vide
Après avoir vu le « pourquoi » de la mort de Dieu, voyons maintenant ses conséquences. Le monde suprasensible édictaient des valeurs, des lignes directrices. Celles-ci donnaient un cadre à l’existence humaine. Avec la mort de Dieu, ces valeurs se dévaluent progressivement pour perdre tout pouvoir efficient. En clair, elles ne sont plus « croyables » et finissent par être rejetées.
Cela, c’est la définition même du nihilisme. Le processus par lequel les valeurs les plus hautes sont peu à peu destituées pour éventuellement finir dans le néant. Pour l’Humanité, la conséquence est double : à la fois « terrible » et « grandiose ».
Terrible d’abord, car ces valeurs étaient autant de repères structurant l’existence humaine. Une existence marquée par la souffrance, le chaos et l’incertitude qui était en quelque sorte ordonnée et rendue supportable par les valeurs du monde suprasensible. Même si ce dernier était empreint d’erreur et de mensonge.
Grandiose ensuite, parce que, pour la première fois de son Histoire, l’Occident a la possibilité de sortir de l’erreur. De délaisser le christianisme et autres doctrines/religions qui vilipendaient le monde « d’ici-bas », et en fin de compte la vie elle-même, sous prétexte que cette dernière était pécheresse par nature. Cette sortie n’est possible qu’à la condition que de nouvelles valeurs triomphent. Lesquelles doivent placer la vie tout en haut de leur hiérarchie.
Lire plus : l’Homme et le monde comme “noeud de relations”
La “mort de Dieu” : résumé des acquis
Premier point fondamental : l’erreur de la philosophie
Le premier enseignement qui découle de la pensée nietzschéenne de la mort de Dieu est de taille. Pendant plus de 2000 ans, la philosophie occidentale s’est fourvoyée. Elle a cru en un monde suprasensible, métaphysique, (un arrière-monde pour parler comme Nietzsche), qu’elle a érigé en cause première de tous les phénomènes. Platon, Descartes, Kant… Tous ont cru comprendre le monde et les vivants qui l’habitent en intégrant dans leur raisonnement, d’une manière ou d’une autre, des explications d’ordre métaphysique.
Platon explique le monde à partir de sa théorie des Idées. Descartes affirme avoir trouvé une « certitude fondamentale » sur laquelle il s’appuiera pour « refonder les sciences ». (C’est-à-dire expliquer le monde en partant d’une certaine assise). Cette certitude n’étant autre que l’unité directement donnée par une conscience consciente d’elle-même, le cogito. Enfin, Kant dans sa Critique de la raison pure, met en évidence les concepts a priori (donc transcendantaux, métaphysiques), de la pensée et de l’expérience, c’est-à-dire de l’existence humaine.
Evidemment, le christianisme et les autres monothéismes affirment et renforcent ce dualisme métaphysique eux aussi. Nietzsche, aux côtés des biologistes et autres scientifiques de son temps, martèle qu’il n’y a jamais eu plus grande erreur. Il n’y a qu’un seul monde, il est sensible. Aussi, il s’explique par des phénomènes sensibles, et nous est accessible via les sens.
Deuxième point fondamental : nihilisme passif contre nihilisme actif
Un second enseignement tout aussi important que le premier se dégage du mot de Nietzsche. Au monde suprasensible de l’erreur qui s’effondre doit en succéder un autre. Dans le cas où rien ne viendrait « remplacer » les valeurs d’autrefois, l’Humanité sombrerait dans le nihilisme.
« Le monde est dépourvu de sens et la vie n’a aucune valeur »*. Ainsi parle le nihiliste passif.
Nietzsche prône une tout autre vision des choses, un nihilisme actif. L’homme qui s’en réclame comprend la mort de Dieu comme une merveilleuse nouvelle. Celle-ci est gage de liberté de créer.
« Certes, ni le monde ni l’homme ne sont le produit d’une volonté divine. Et nul but n’est donné dès le départ. Je décide cependant de créer mon sens moi-même et de forger ma propre table des valeurs »*. Ainsi parle l’esprit libre, l’homme qui ouvre la voie au surhumain.
(Les deux phrases entre guillemets ne sont pas de Nietzsche)*