Cet article s’intéresse aux différentes thèses philosophiques ayant trait au droit. Il ne sera donc pas question ici de justice à proprement parler mais bien de la manière dont les hommes appliquent la loi. A l’heure où l’article 49.3 ébranle le pays, il paraît intéressant de revenir sur ce sujet.
Muglioni, Repères Philosophiques
Pour commencer, il convient de revenir sur la distinction entre le fait et le droit. Comme le montre Muglioni, posséder relève du fait tandis que la propriété relève du droit. Le droit est dit, il est reconnu, si le fait ne s’y conforme pas, le fait n’a aucun pouvoir de droit. Ainsi, seul le tribunal décide de la droiture d’un fait.
Attention toutefois à ne pas confondre : le terme “droit” ne désigne pas la légalité ici mais bien la légitimité. D’un autre côté, il faut considérer le droit positif qui lui est considéré comme un fait dont nous nous demandons s’il est légitime ou non. Il faut en faire l’examen, la critique pour l’apprécier. En résumé, le droit est ce qui est reconnu comme droit, seul le tribunal est capable de transformer le fait en droit.
Rappelons enfin la distinction légal/légitime pour éviter toute confusion. Le légal désigne ce qui est conforme aux lois en vigueur. Le légitime se réfère à la justice supérieure, de telle sorte qu’on distingue alors le droit positif (dicté par les institutions en vigueur) et le droit naturel (dicté par la raison).
Platon, Gorgias
Le père de la philosophie avance dans cet ouvrage la nature de la justice : la force est la loi suprême. Selon lui, la loi est l’œuvre des faibles dans leur lutte contre les forts. En effet, dans l’ordre naturel, la force est ce qui domine suprêmement. “La marque du juste, c’est la domination du puissant sur le faible et sa supériorité admise.” Ainsi, le droit selon Platon vient de la nature et se repose essentiellement sur la force.
Hobbes, Léviathan
Dans ce texte bien connu, Hobbes avance l’idée du contrat social. Par nature, l’homme a un droit sur toutes les choses, ce qui le mène inéluctablement vers l’état social. Distinguons bien les deux lois de nature fondamentales. La première, c’est la paix : “tout homme doit s’efforcer à la paix aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir.” La seconde partie de cette loi vient néanmoins contraster ce propos. En effet, elle introduit le droit de se défendre, par tous les moyens dont on dispose.
Ainsi, la deuxième loi est nécessaire : il faut se dessaisir de son droit sur toute chose. Comme l’écrit Hobbes, “aussi longtemps que chacun conserve ce droit de faire ce qu’il lui plaît; tous les hommes sont dans l’état de guerre.” Ainsi, le droit sur toute chose est abandonné ou plutôt transmis vers une nouvelle autorité, c’est cela qu’on nomme contrat. En bref, pour établir la paix, les hommes se dessaisissent de leur droit sur toutes choses et concluent un contrat.
Plusieurs éléments sont à ressortir de cette idée. La première, c’est que le droit est fait pour instaurer la paix, il doit régler les conflits entre humains. On retrouve cette idée fondamentale dans l’œuvre de Kant, Vers la paix perpétuelle : c’est par le droit que doit s’instaurer la paix. L’autre idée est celle d’un artificialisme : l’Etat est une création humaine, l’ordre politique n’a rien de naturel. Enfin, certains penseurs comme Rousseau ont vu dans ce passage de l’état de nature à l’état social une aliénation de l’homme, un affaiblissement de ce dernier, à travers la perte de ses droits.
Spinoza, Traité théologico-politique
Le droit naturel repose sur la puissance. Ce droit n’est que l’expression des règles de la nature. Pour Spinoza, la plus importante est celle liée au conatus : le droit souverain de chaque individu de persévérer dans son être. Or, dans une société bâtie sur la raison, seule la société doit détenir cette puissance. Ainsi, “il faut que l’individu transfère à la société toute sa puissance qui lui appartient, de telle façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature.” De cette vision holiste découle la démocratie, c’est-à-dire “l’union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir.”
Montesquieu, De l’esprit des lois
La loi est l’expression de la raison humaine. Montesquieu distingue ainsi la loi universelle (issue de la raison humaine) et la multitude de lois positives (des cas particuliers de cette raison humaine). En effet, les lois positives sont propres à chaque peuple, elles se rapportent à la nature et au principe de gouvernement qui est établi. Elles doivent être relatives à la géographie du pays et se rapporté au degré de liberté de la constitution. Pour le philosophe français, la loi, émanant de la raison, est particulière (au sens philosophique du terme) : elle s’adaptera aux diverses particularités des peuples.
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Montesquieu, De l’esprit des lois
La loi est un rapport nécessaire lié à la nature du réel, elle désigne “le rapport nécessaire qui découle de la nature des choses.” Avant la loi positive, créée par l’homme, existait la justice ainsi que les rapports d’équité. Ainsi, le droit naturel fonde le droit positif car l’idée de juste préexiste à l’exercice de la justice. Cette même idée conduira Pascal à penser la vanité de la justice humaine. “La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement.” Là où Montesquieu y voit un signe d’adaptabilité, Pascal, dans son pessimisme, y voit plutôt là le signe d’une imperfection liée à la nature humaine.
Rousseau, Du contrat social
Rousseau traite ici du droit du plus fort. “Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.” écrit-il. La force peut certainement triompher et s’établir temporairement en droit, mais une puissance physique ne crée jamais ni moralité ni devoir. Ainsi, le raisonnement qui assoit le droit sur la force constitue un cercle vicieux qui se détruit lui-même : “Qu’est-ce qu’un droit qui périt là où la force cesse ?” Rousseau s’attaque ici au caractère contraignant et paradoxal de la loi. Si l’homme n’obéit à la loi que parce qu’il y est forcé, il n’y obéit pas par devoir. On peut donc conclure que la force ne peut engendrer le droit.
Rousseau, Lettre écrites de la Montagne
Liberté et lois sont inséparables selon Rousseau, puisqu’être libre politiquement, ce n’est pas agir selon son bon vouloir mais obéir à la loi. “Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas […]; il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes.” La loi est supérieure au maître parce qu’elle est neutre. Ce texte fait écho à Pline et sa fameuse phrase : “Si nous avons un Prince, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître.” Rousseau reprend en effet ces termes pour reformuler : “la pire des lois vaut encore mieux que le meilleur des maîtres, car tout maître a des préférences, et la loi n’en a aucune.” En résumé, c’est la neutralité de son caractère qui donne à la loi sa puissance de liberté.
Kant, Eléments métaphysiques de la doctrine du droit
Qu’est-ce que le droit ? Kant cherche à y répondre dans cet ouvrage. Il chercher ici à trouver “le critère universel au moyen duquel on peut reconnaître en général le juste et l’injuste.” D’après Kant, ce critère prend sa source dans les jugements de la raison pure. De fait, le droit exprime l’accord des volontés et la liberté. Il est un ensemble de règles, de conditions, “sous lesquelles l’arbitre de l’un peut s’accorder avec celui de l’autre, suivant une loi universelle de liberté.” La loi est ici perçue comme une frontière à ne pas dépasser. Elle encadre les actes de chacun pour permettre l’établissement d’une zone de liberté.
Alain, “Le droit de la paix”
Alain oppose ici le droit écrit et le bon sens. Selon lui, il y a justice lorsque “le jugement ne résulte point des forces mais d’un débat libre, devant un arbitre qui n’a pas d’intérêt dans le jeu.” La justice (au sens légal et non légitime) consiste à accepter l’arbitrage, que celui-ci soit juste (au sens légitime cette fois) ou non. L’acte juridique repose sur la renonciation à soutenir son droit par la force et à s’en remettre au jugement d’une tierce personne. Le droit implique donc paix et arbitrage : “c’est le droit qui sera par la paix”, et non l’inverse.