Face aux défis croissants de la mondialisation, des crises géopolitiques et des interdépendances économiques, l’Union européenne (UE) est confrontée à une question essentielle : comment préserver sa souveraineté tout en demeurant une puissance intégrée et démocratique ? Cette problématique trouve un cadre théorique éclairant dans le concept du trilemme de l’économie mondiale, proposé par l’économiste Dani Rodrik. Selon ce dernier, il est impossible de concilier simultanément trois objectifs fondamentaux : la souveraineté nationale, la démocratie et l’intégration économique globale. Ce trilemme offre une grille d’analyse particulièrement pertinente pour comprendre les tensions européennes actuelles, où la quête d’autonomie stratégique, notamment dans le contexte énergétique, illustre les contradictions entre ces trois dimensions.
Une incompabilité structurelle au cœur des tensions économiques
Le trilemme de l’économie mondiale repose sur une hypothèse clé : tout système économique doit arbitrer entre trois aspirations fondamentales qui, bien qu’attractives individuellement, s’avèrent incompatibles lorsqu’on cherche à les réaliser simultanément. La souveraineté nationale garantit aux États la maîtrise de leurs politiques publiques ; la démocratie permet aux citoyens d’influencer ces politiques en fonction de leurs besoins et préférences ; enfin, l’intégration économique mondiale favorise une circulation fluide des biens, services, capitaux et technologies. Cependant, Rodrik démontre qu’il est impossible de maximiser ces trois objectifs à la fois : tout choix implique des compromis.
Prenons l’exemple de l’Union européenne. Si elle privilégie une intégration économique forte, comme avec le marché unique et l’euro, elle doit restreindre la souveraineté nationale des États membres au profit d’institutions supranationales comme la Commission européenne. De même, un renforcement des mécanismes démocratiques à l’échelle européenne, par exemple via des consultations populaires ou des décisions plus directes des citoyens, pourrait nuire à l’efficacité de l’intégration économique.
Sur le plan théorique, ce trilemme peut être modélisé par une contrainte économique simple :
T = F (S,D,I)
où T représente la stabilité économique et sociale d’un système donné, S la souveraineté nationale, D le degré de démocratie et I l’intégration économique mondiale. Dani Rodrik postule l’existence d’une borne supérieure C, qui reflète la limite des capacités institutionnelles et économiques à maximiser ces trois dimensions :
S + D + I ≤ C
Cette formalisation mathématique illustre une contrainte structurelle : toute tentative d’augmenter une des variables nécessite une réduction relative des deux autres. Ainsi, en augmentant I pour favoriser une intégration économique accrue, comme l’a fait l’Europe avec des accords commerciaux ou des mécanismes d’harmonisation fiscale, elle diminue nécessairement S, en transférant des pouvoirs aux institutions européennes, ou D, en éloignant les citoyens des décisions stratégiques.
Lire plus : tout savoir sur le triangle de Rodrik
Citation punchy
“We cannot simultaneously pursue hyper-globalization, national sovereignty, and democracy. We must pick two out of the three.” – Dani Rodrik, The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy, 2011, Chapter 9.
La crise énergétique européenne de 2022
La pertinence du trilemme de Rodrik est particulièrement manifeste dans la gestion de la crise énergétique qui a frappé l’Europe en 2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement exposé la dépendance énergétique de l’Union, en particulier au gaz russe, qui représentait près de 40 % des importations avant le conflit. Cette situation a mis à nu les tensions entre souveraineté nationale, démocratie et intégration économique au sein de l’Union européenne.
Dans un premier temps, certains États membres, comme l’Allemagne, ont cherché à sécuriser leur approvisionnement énergétique en concluant des accords bilatéraux avec des fournisseurs alternatifs, notamment le Qatar ou la Norvège. Ces initiatives reflétaient une volonté de préserver leur souveraineté nationale, mais elles se sont heurtées aux efforts coordonnés de la Commission européenne pour imposer une réponse collective à la crise. L’instauration de mécanismes tels que le plafonnement des prix du gaz ou les achats groupés a certes renforcé l’intégration économique, mais elle a parfois entravé la flexibilité des politiques nationales.
En parallèle, la montée des prix de l’énergie, qui ont atteint un pic de 340 €/MWh en août 2022 contre une moyenne de 20 €/MWh en 2020 (source : TTF, Trading Economics), a suscité une vive réaction des citoyens. Les gouvernements ont été contraints de mettre en place des mesures coûteuses de soutien au pouvoir d’achat, telles que des subventions ou des plafonnements de tarifs, afin de répondre aux attentes démocratiques. Cependant, ces réponses ont alourdi les budgets nationaux, révélant les limites des compromis possibles entre intégration économique, souveraineté nationale et démocratie.
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