Dans cet article, nous vous proposons d’analyser la peinture intitulée Anxiété réalisée par Edvard Munch en 1894. Cette huile sur toile appartient au courant expressionniste, qui vise à l’expression de la subjectivité de l’artiste, notamment dans sa perception du monde et de l’espace. Cette toile est très intéressante à étudier car elle illustre dans l’Histoire de l’Art une manière personnelle de représenter son rapport au monde, et ce notamment sous le coup de l’angoisse, qu’il s’agira pour nous d’éclairer à travers les réflexions d’Heidegger sur l’Homme et le monde.
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La représentation de l’anxiété
L’Anxiété, Munch (1894)
Cette toile se compose de plusieurs éléments qu’on peut séparer :
- Une foule inquiétante se dessine, depuis l’angle gauche inférieur de la toile, principalement constituée d’hommes et de femmes vêtus de noir. Ils semblent occuper la même proportion que la femme de droite bien que plus éloignés. Ils représentent une masse sombre et fuyante en contraste avec la violence chromatique qu’inspire le reste de la toile, figurés simplement avec une tache de couleur en forme abstraite.
- Une femme dans le tourment qui attire l’attention, en contraste avec le reste de la foule. Un teint blafard dessine son visage tout entier et lui donne un caractère fantomatique renforcé par une absence de sentiment, avec des traits de visages simplement suggérés par variation de tons verdâtre
- Un paysage tourmenté : au loin les villes ne sont presque pas identifiables et sont accompagnées d’un précipice dont le pont de bois protège la foule, pont qui est une rupture visuelle et spatiale de la foule au paysage, étant la seule ligne droite du tableau (pensez au tableau La Cité Idéale, qui n’est lui que composé de lignes droites). Cette nature créer un contraste avec la verticalité de la foule.
La toile fut l’objet d’une étude sur des thèmes existentiels, l’angoisse et la mort. Cette expression des émotions et des manifestations physiques à travers les couleurs et les formes ondulatoires est révélatrice d’un état intérieur de folie et de force, symbole de l’angoisse existentielle qui brouille également son rapport au monde et la réalité optique, avec par exemple cette foule qui surgit directement face au spectateur, qui saute à notre cou, nous asphyxiant presque. Il veut en effet s’éloigner de tout vraisemblance et développer une vision intérieure et déformée de la vie, sortie de son âme et de ses pensées, du fait de son angoisse qui engendre un rapport au monde personnel.
Le rapport au monde est subjectif
Les notions de monde et d’angoisse font partie intégrantes de l’œuvre philosophique d’Heidegger, notamment dans Être et temps, pouvant éclairer notre compréhension de cette toile de Munch.
En effet, selon le troisième chapitre qu’Heidegger consacre à la notion de monde dans son ouvrage Être et Temps, “La mondéité du monde”, je ne me rapporte pas au monde comme à un espace objectif, mais au contraire je me rapporte aux choses en fonction de mes préoccupations, avec un espace propre, subjectif, qui va s’ouvrir à chaque nouvel instant de ma vie : deux choses à même distance de moi d’un point de vue mathématique peuvent me paraître à des distances différentes en fonction de l’usage que j’en fais : le stylo que ma main tient quand j’écris me paraît beaucoup plus proche que les lunettes sur mon nez que j’ai tendance à oublier. Il est ainsi dit : “L’espace est dans le monde” : je rapproche les choses de moi en fonction de mes préoccupations, il n’y a pas d’espace objectif, homogène, mais que des espaces différents à chaque instant de la vie, je suis ainsi “au monde” bien plus que “dans le monde”, j’organise l’espace en fonction de mes préoccupations qui forment mon monde.
De plus, au sixième chapitre d’Être et temps, “Le souci comme être du Dasein”, §40 “La disponibilité fondamentale de l’angoisse : une insigne ouverture du Dasein”, l’angoisse va justement être décrite comme le lieu d’une expérience nouvelle de l’espace : L’angoisse reconduit le sujet à ce à quoi son existence est entièrement attenante, l’être, la présence du monde. Le propre de l’angoisse c’est de ne jamais pouvoir se fixer sur un étant, je m’angoisse pour ma présence au monde, l’être au monde qui est la plupart du temps oublié mais se dévoile dans l’angoisse.
Comment comprendre alors le sentiment d’étrangeté mais aussi d’une certaine familiarité avec le tableau de Munch? L’espace représenté exprime la manière dont le peintre a été auprès des choses à ce moment-là, en pleine crise d’angoisse : la foule lui sautant au visage, aux traits effrayants car l’apeurant, quand le paysage, qui n’existe pas dans la conscience du peintre à ce moment-là, est floue pour nous, résumé à des traits sommaires. Ce ciel rouge est ainsi la découverte de ce monde qui pèse sans cesse sur nous, masse effrayante dont résulte l’angoisse.
Comment qualifier alors ce monde que représente la peinture de Munch? Nous pourrions dire que ce n’est pas l’espace vrai, car les choses ne nous apparaissent habituellement pas de cette façon. Mais pour Heidegger, tel qu’il l’explique dans L’origine de l’œuvre d’art, la vérité c’est le dévoilement de l’être, qu’on oublie habituellement dans l’usage quotidien. L’œuvre d’art permet justement, comme le tableau l’Anxiété, de montrer que nous vivons justement dans des espaces subjectifs, singuliers, même si nous avons tendance à l’oublier.
La géométrisation du monde dans le tableau La cité idéale
Conclusion
Le monde représenté ici n’est pas le monde métrique de Descartes mais bien plutôt le monde tel qu’il est vécu par un sujet singulier au moment d’une crise d’angoisse, le monde vécu échappant ainsi en réalité à toute géométrisation possible.